1776-08-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Que vous dirai je, mon cher ange, sur votre lettre indulgente et aimable du 19 auguste?
Je vous dirai que si j'étais un peu ingambe, si je n'avais pas tout à fait quatre-vingt-deux ans, je ferais le voyage de Paris pour la reine et pour vous. Je vous avoue que j'ai une furieuse passion de l'avoir pour ma protectrice. J'avais presque espéré qu'Olimpie paraîtrait devant elle. Je regardais cette protection déclarée dont je me flattais comme une égidé nécessaire qui me défendrait contre des ennemis acharnés, et à l'ombre de laquelle j'achèverais paisiblement ma carrière. Ce petit agrément de faire reparaître Olimpie m'a été refusé. Il faut avouer que le Kain n'aime pas les rôles dans lesquels il n'écrase pas tous les autres. Il nous a donné d'un chevalier Bayard à Ferney dans lequel il n'a eu d'autre succès que celui de paraître sur son lit un demiquart d'heure. Je ne lui ai point vu jouer ce détestable ouvrage. Je ne puis supporter les mauvais vers, et les tragédies de collége, qui n'ont que la rareté, la curiosité pour tout mérite. Le Kain, pour m'achever, jouera Scevole à Fontainebleau. Je suis persuadé qu'une jeune reine qui a du goût ne sera pas trop contente de ce Scevole qui n'est qu'une vieille déclamation digne du temps de Hardy.

Le Kain ne m'a point rendu compte, comme vous le croyez, des raisons qui font donner la préférence à cette antiquaille. Il ne m'a rendu compte de rien; aussi ne lui ai je demandé aucun compte. Il avait fait son marché avec deux entrepreneurs pour venir gagner de l'argent auprès de Genève et à Besançon. Il joue actuellement à Besançon; je l'ai reçu de mon mieux quand il a été chez moi; je n'en sais pas davantage.

Je ne sais pas comment mon petit procès avec le sr le Tourneur aura été jugé le jour de la St Louis. Je n'ai pas eu le temps d'envoyer mon factum tel que je l'ai fait en dernier lieu. Je vais en faire tirer quelques exemplaires pour vous le soumettre. On dit, à la honte de notre nation, qu'il y a un grand parti composé de faiseurs de drames et de tragédies en prose secondé par des Welches qui croient être du parlement d'Angleterre. Tous ces messieurs, dit on, abjurent Racine et m'immolent à leur divinité étrangère. Il n'y a point d'exemple d'un pareil renversement d'esprit, et d'une pareille turpitude. Les Gilles et les Pierrots de la foire St Germain il y a cinquante ans, étaient des Cinna et des Polyeucte en comparaison des personnages de cet ivrogne de Shakespear que mr le Tourneur appelle le dieu du théâtre. Je suis si en colère de tout cela, que je ne vous parle point de la décadence affreuse où va retomber mon petit pays. Nous payons bien cher le moment de triomphe que nous avons eu sous mr Turgot. Me voilà complètement honni en vers et en prose. Il me faut abandonner toutes les parties que je jouais. Il faut savoir souffrir, c'est un métier que je fais depuis longtemps. J'ai aujourd'hui ma maîtrise.

Je voudrais bien savoir comment mr de Thibouville prend la barbarie dans laquelle nous tombons. Il me paraît qu'il n'est pas assez fâché. Pour vous, mon cher ange, j'ai été fort édifié de votre noble colère contre mr le Tourneur.

Je crois que vous aurez bientôt mad. Denis qui entreprend un voyage bien pénible pour aller consulter mr Tronchin, et ce qu'il y a de pis c'est qu'elle va le consulter pour une maladie qu'elle n'a pas. Dieu veuille que ce voyage ne lui en donne pas une véritable! Le gros abbé Mignot la conduira. Un gentilhomme notre voisin, qui est du voyage, la ramènera. Pourquoi ne vais je point avec elle? C'est que j'ai quatre-vingt-deux ans, quatre-vingts maisons à finir, et quatre-vingts sottises à faire, c'est qu'au fond je suis bien plus malade qu'elle, et même trop malade pour parler à des médecins.

Mon cher ange, tout enseveli que je suis sur la frontière de Suisse, cependant je sens encore que je vis pour vous.

V.