30e juillet 1776
Mon cher ange, l'abomination de la désolation est dans le temple du seigneur.
Le Kain, aussi en colère que vous l'êtes dans votre lettre du 24, me dit que presque toute la jeunesse de Paris est pour le Tourneur, que les échafauds et les bordels anglais l'emportent sur le théâtre de Racine et sur les belles scènes de Corneille, qu'il n'y a plus rien de grand et de décent à Paris que les Gilles de Londres, et qu'enfin on va donner une tragédie en prose où il y a une assemblée de bouchers qui fera un merveilleux effet. J'ai vu finir le règne de la raison et du goût. Je vais mourir en laissant la France barbare, mais heureusement vous vivez, et je me flatte que la reine ne laissera pas sa nouvelle patrie dont elle fait le charme, en proie à des sauvages et à des monstres. Je me flatte que mr le ml de Duras ne nous aura pas fait l'honneur d'être de l'académie pour nous voir manger par des Hottentots. Je me suis quelquefois plaint des Welches, mais j'ai voulu venger les Français avant de mourir. J'ai envoyé à l'académie un petit écrit, dans lequel j'ai essayé d'étouffer ma juste douleur, pour ne laisser parler que ma raison. Ce mémoire est entre les mains de mr D'Alembert, mais il me semble que je ne dois le faire imprimer qu'en cas que l'Académie y donne une approbation un peu authentique. Elle n'est pas malheureusement dans cet usage. Voilà pourtant le cas où elle devrait donner des arrêts contre la barbarie. Je vais tâcher de rassembler les feuilles éparses de ma minute pour vous en faire tenir une copie au net. Je sais que je vais me faire de cruels ennemis, mais peut-être un jour la nation me saura gré de m'être sacrifié pour elle.
Secondez ma faiblesse, mon cher ange, et mettez moi à l'ombre de vos ailes.
V.