1776-07-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Mon esprit et mon cœur vous remercient, intrépide et vrai philosophe, d'avoir bien voulu me faire l'analise de cette pièce de théâtre.
Je ne la connaisais que par des récits infidèles; vous m'en parlez comme un grand connaisseur. Le héros principal est un Caton, mais les Catons ne sont pas faits pour réussir chez une nation qui n'aime plus que l'opéra Comique. Je voudrais pouvoir voir l'auteur avant de mourir. Je fais actuellement un recueil de tous ses ouvrages que j'ai pu rassembler. Il me parait que c'est une collection unique, elle sera un jour bien précieuse. Si vous le voiez je vous prie instamment de lui dire combien je révère et combien j'aime son génie et son caractère.

Pour vous, je vous crois enfoncé dans la géométrie. Je vous le pardonne si vous faittes dans les mathématiques des découvertes nouvelles, comme ont fait Sir Isaac et capitaine Hallei. Mais n'oubliez pas, je vous en prie, nôtre académie. Il faut que vous nous fassiez l'honneur d'en être à la première occasion. Nous avons besoin d'un homme tel que vous. Alors je dirai nunc dimittis…. Pourquoi faut-il que je sois si éloigné de vous? que je ne puisse vous parler et surtout vous entendre? Vous ranimez ma vieillesse un moment par vôtre lettre, mais je retombe bientôt après dans mon anéantissement. Où est le tems où vous rallumiez mon feu avec Mr D'Alembert? où est le tems encor plus éloigné où nôtre Caton daigna passer quelques jours aux Délices dans la chambre des fleurs? Je suis de tous les côtés livré aux regrets, et malheureusement je suis sans espérance; c'est le pire de tous les états. C'est même le signal que nous donne la nature pour sortir de ce monde, car quel motif nous y peut retenir quand l'illusion de cette espérance est perdue?

Conservez moi dumoins la consolation réelle de vôtre amitié, j'en ai besoin. J'ai vu dans l'espace de plus de quatrevingt ans bien des choses affreuses, et je crains d'en voir encor si ma vie se prolonge. Petrarque disait, povera e nuda vai filosofia. Il faut dire à présent, sferzata e sanguinosa vai filosofia. Ai-je pu trouver un asile dans mes déserts sur la fin de mes jours? Je n'en sais rien.

Je vous aime de tout mon coeur, et je vous suis bien respectueusement dévoué.