Ce mercerdi [5 June 1776]
Je ne vous ai point écrit, mon cher et illustre maitre, depuis L'événement fatal qui a ôté à tous les honètes gens L'espérance et le Courage.
J'ai attendu que ma colère fût un peu passé, et qu'il ne me restât plus que de l'affliction. Cet événement a changé pour moi toute la nature. Je n'ai plus le même plaisir à regarder ces belles campagnes où il eût fait naître le bonheur; le spectacle de la gaieté du peuple me serre le Coeur. Ils dansent comme s'ils n'avaient rien perdu. Les loups dont vous avez délivré le pays de Gex vont s'élancer sur le reste de la France, et deux ans d'abstinence ont changé en rage la soif qu'ils avaient du sang du peuple. Croiez-vous qu'ils ont osé demander qu'il ne fût pas permis d'écrire Contre eux; que Cette vile postérité des laquais, des catins, des traitans du dernier siècle prétend être respectée, et qu'elle le sera? Ils veulent nous mettre un bâillon de peur que les cris que la douleur nous arrache ne troublent leur repos. Voilà où nous sommes tombés mon cher et illustre maître et de bien haut!
Voilà donc enfin La Harpe de l'académie! J'en ai été bien aise pour lui; quant à la littérature je la crois perdue avec tout le reste. Vous ne sauriez Croire quel ressort et quelle activité deux ans d'oppression ont donné à la canaille, et Comme elle va profiter de la liberté qu'elle a recouvrée. On ne fera point de mal positif, on ne persécutera point: mais on laissera tous ces fripons subalternes, voler, nuire, et persécuter à leur gré.
Je tâcherai d'avoir une occasion de vous écrire librement: mais vous savez qu'il y a un Certain Rigolei, parent d'un autre Rigolei barbouilleur de libelles et que Ce Rigolei est le chef en titre d'un bureau d'espionnage et de l'espionnage de la plus vile espèce. Or cet homme montre, non pas nos lettres, il ne l'oserait, mais des extraits de nos lettres, non pas au roi qui est trompé et que Certainement m. Rigolei ne veut pas détromper, mais à toutes les personnes puissantes. Les secrets de toutes les familles, de toutes les amitiés étaient livrées par lui il y a quatre ans à Me du Barri et à sa séquelle. Je ne sçai à qui il les livre à présent.
Adieu, mon cher et illustre maitre. Nous avons fait un beau rêve mais il a été trop court. Je vais me remettre à la géométrie et à la philosophie. Il est bien froid de ne plus travailler que pour la gloriole quand on s'est flatté pendant quelque tems de travailler pour le bien public.