12 Avril 1776, à Ferney
Monsieur,
Je regarde la lettre dont vous m'honorez datée de Nice, comme une de vos plus précieuses bontés.
Je la préfère aux bienfaits dont vous nous comblez en daignant faire paver le chemin de nos déserts helvétiques.
Je ne savais pas que Nice eût l'honneur de vous posséder avec madame de Trudaine. J'avais un ami genevois qui s'appelle Lavergne, excellent auteur, dit on, dans les comédies de société. Il était malade à Lyon et désespérait de sa vie, il est allé à Nice et y a recouvré la santé. Je ne sais s'il y est encore, et s'il a eu le bonheur de vous faire sa cour.
Je dois croire que l'air de Nice aura fait sur madame de Trudaine le même effet que sur lui. On m'a conseillé aussi d'aller à Nice, et j'aurais regardé le voyage comme indispensable, si j'avais pu imaginer que monsieur et madame de Trudaine honorassent de leur présence ce petit coin du monde. Je me serais joint au traducteur de Virgile, et en ma qualité de très humble suivant d'Horace, nous aurions vécu quelque temps auprès de monsieur et de madame de Mecène. Mais un pauvre malade dans sa quatre vingt troisième année ne peut guère passer les Alpes et dire avec Horace ad mare descendit vates tuus.
Je n'ose me flatter, monsieur, que vous fassiez à Ferney le même honneur qu'à Nice, vous vous contentez de la protéger; mais si par un bonheur que nous n'espérons pas, vous passiez par notre chaumière, Philémon et Baucis risqueraient de la brûler en allumant un feu de joie.
Agréez avec madame de Trudaine, le respect et la reconnaissance avec lesquels j'ai l'honneur d'être
monsieur
votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire