1776-01-30, de Dominique Vivant Denon à Voltaire [François Marie Arouet].

Je viens de recevoir votre lettre du 24 janvier; je vous réitére mes excuses au sujet de votre portrait et de l'estampe de votre Déjeuner.
Je me reproche bien sincèrement le chagrin que cela vous a causé, ainsi qu'à votre sensible famille. J'étais bien loin de penser, lorsque je fis ces dessins, qu'ils feraient autant de bruit. Je ne voulais que me retracer les moments que j'avais passés à Ferney, et rendre pour moi seul la scène au naturel, et telle que j'en avais joui: j'occupais même une place dans le groupe qui compose le tableau du déjeuner; mais, dès qu'il fut question de graver ce morceau, je me hâtai bien vite d'en exclure mon personnage. Soit par modestie, soit par amour propre, je me trouvai ridicule en figurant auprès de vous, et ne voulus point jouer le nain où l'on montrait le géant. Je ne réfléchis pas, dans le moment, que tout ce qui tient à vous doit avoir de la célébrité; et je laissai graver sans réflexion ce que j'avais dessiné sans conséquence. Au reste, la plus grande partie de ceux qui se sont procuré cette estampe n'y ont vu que la représentation d'une scène de votre intérieur qui leur a paru intéressante. Je ne connais point les ouvrages de m. Hubert: je n'ai donc voulu imiter personne. Je ne sais quel acharnement on met à vous effrayer sur cette production: si vous la connaissiez, vous verriez que votre figure n'a que l'expression simple que donne une discussion vive et familière. C'est m'affliger réellement que de vous faire croire que j'ai pu penser à vous ridiculiser; c'est dénaturer dans votre esprit tous les sentiments que je vous ai voués, et dégrader mon caractère. Eh! monsieur, pourquoi voir toujours des ennemis? les triomphes ne servent ils qu'à multiplier les craintes? qu'est ce donc que la gloire si la terreur habite toujours avec elle?

Quant aux complaintes observations de votre habile artiste romain, quoiqu'elles ne m'aient ni édifié ni convaincu, je veux lui montrer que je ne suis pas moins complaisant que lui; car je tiens si peu à ce que vous appelez mes talents, que je conviendrai de tout ce que vous voudrez qu'il contredise, et serai même plus que lui de l'avis qu'il faut que je retourne dessiner votre tête d'après nature. C'est un conseil que je me laisserai toujours donner bien volontiers, par le plaisir qu'il en résulterait pour moi de vous revoir et de travailler plus efficacement à vous convaincre de l'attachement et de la vénération avec laquelle je serai tout ma vie,

mon respectable camarade,

votre très humble et très obéissant serviteur.

Denon