1775-07-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, vôtre Lettre du 7 juillet achêve de me désespérer, et de m'ôter le peu de raison qui me restait.
Si aulieu de raison j'avais seulement un peu de force je partirais sur le champ pour venir me jetter entre vos bras, et de mander compte à Mr de La Reyniere de tous mes paquets.

Nonseulement je vous ai envoié par lui tout ce que vous me demandez, et surtout la Lettre pour M: Le Duc De Duras, mais encor en dernier lieu je vous ai donné avis que je vous adressais sous son enveloppe un mémoire imprimé et signé du jeune Morival, qui m'est parvenu par la voie de Neufchatel en Suisse. Ce mémoire est en forme de requête au Roi, mais requête dans laquelle on ne demande rien. Cette forme est toute neuve et n'en est pas moins convenable. Il ne siérait pas à un jeune homme si innocent de demander grâce. Il siérait encor moins à un officier qu'un grand Roi appelle auprès de sa personne, et qu'il fait son adjudant et son ingénieur, de vouloir dépendre d'un autre que de son bienfaicteur.

Je vous envoiais donc sa justification comme une pièce intéressante qui pouvait satisfaire vôtre goût, et toucher vôtre cœur.

Quant aux filles de Minée, et autres rogatons, si j'étais à vôtre place je ferais mettre sur le champ mes chevaux et j'irais chez Mr de La Reyniere lui chanter sa gamme. Celà est affreux. Vous m'aviez dit que vous aviez trouvé enfin un contre-seing; je m'y suis confié, et vous voiez ce qui en arrive.

La France est elle assez heureuse pour que Mr De Malzherbes soit dans le ministère? Voilà donc de tous côtés le règne de la raison et de la vertu. Je vois qu'il faut songer à vivre.

Je suis honteux, mon cher ange, d'ajouter à ma lettre cette petite requête que Florian me donne pour vous être présentée. Il n'est pas vraisemblable qu'elle réussisse; et il me semble qu'il est très indiscret de vous charger d'une telle affaire, mais on m'y force. Vous me répondrez ce que vous croirez convenable.

J'écris encor à Mr De La Reynière par cet ordinaire, et je me plains amêrement à lui.

Aiez pitié de moi, mon cher ange. Les contretems m'abiment.

le vieux malade V.