1775-02-12, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].
Votre muse est dans son printemps,
Elle en a la fraîcheur, les grâces;
Et des hivers les froides glaces,
N'ont point fané les fleurs qui font ses ornements.
Ma muse sent le poids des ans;
Apollon me dédaigne; une lourde Minerve,
A force d'animer ma verve,
En tire des accords faibles et languissants.
Pour vous, le dieu du jour, Apollon votre père,
Vous obombra de ses rayons,
De ce feu pur, élémentaire,
Dont l'ardeur vous soutient en toutes les saisons.
Le feu que jadis Prométhée
Ravit au souverain des dieux,
Ce mobile divin dont l'âme est excitée,
M'abandonne, et s'élance aux cieux.
Le génie éleva votre vol au Parnasse;
Au chantre de Henri le grand,
Au dessus d'Homère et d'Horace,
Les muses et les dieux assignèrent le rang.
Mars, auquel je vouai ma jeunesse imprudente,
M'éblouit par l'éclat de ses brillants héros;
Mais usé par de durs travaux,
Je vieillis avant mon attente
Quand nos foudres d'airain répandent la terreur,
Quand la mort suit de près le tonnerre qui gronde,
Héros de la raison, vous écrasez l'erreur
Et vos chants consolent le monde.
Un guerrier vieillissant, fût il même Annibal,
En paix voit sa gloire éclipsée;
Ainsi qu'une lame cassée
On le laisse rouiller au fond d'un arsenal.
Si le destin jaloux n'eût terminé son rôle,
On aurait vu le Tasse, en dépit des censeurs,
Triompher dans ce Capitole
Où jadis les Romains couronnaient les vainqueurs.
Mais quel spectacle, ô ciel! je vois pâlir l'envie;
Furieuse, elle entend, chez les Sybaritains,
Que la voix de votre patrie
Vous rappelle à grands cris des monts helvétiens.
Hâtez vos pas, volez au Louvre;
Je vois d'ici la pompe et le jour solennel
Où la main de Louis vous couvre,
Aux vœux de ses sujets, d'un laurier immortel.

Je compte de recevoir bientôt de vos lettres datées de Paris. Croyez moi, il vaut mieux faire le voyage de Versailles que celui de la vallée de Josaphat. Mais voici une seconde lettre qui survient; on me demande de quel officier elle est. C'est, dis je, du lieutenant général Voltaire, qui m'envoie quelque plan de son invention. Vous passerez pour l'émule de Vauban; dans la suite on construira des bastions, des ravelins et des contre-gardes à la Voltaire, et l'on attaquera les places selon votre méthode.

Pour le pauvre d'Etallonde, je n'augure pas bien de son affaire, à moins que votre séjour à Paris, et le talent de persuader que vous possédez si supérieurement, n'encouragent quelques âmes vertueuses à vous assister. Mais le parlement ne voudra pas obtempérer; et revêche à l'égard de son restituteur Maurepas, que ne sera t-il pas envers vous!

Je viens de lire votre traduction du Tasse, qu'un heureux hasard a fait tomber en mes mains. Si Boileau avait vu cette traduction, il aurait adouci la sentence rigoureuse qu'il prononça contre le Tasse. Vous avez même conservé les paragraphes qui répondent aux stances de l'original. A présent l'Europe ne produit rien; il semble qu'elle se repose, après avoir fourni de si abondantes moissons les siècles passés. Il paraît une tragédie de Dorat; le sujet m'a paru fort embrouillé. L'intérêt partagé entre trois personnes, et les passions n'étant qu'ébauchées, m'ont laissé froid à la lecture. Peut-être l'art des comédiens supplée-t-il à ces défauts, et que l'impression en est différente au spectacle. Pepin, votre maire du palais, en est le héros; il y a des situations susceptibles de pathétique; elles ne sont pas naturellement amenées, et il me semble que le poète manque de chaleur. Vous nous avez gâté le goût. Quand on est accoutumé à vos ouvrages, on se révolte contre ceux qui n'ont ni les mêmes beautés, ni les mêmes agréments. Après cet aveu que je fais au nom de l'Europe, jugez combien je m'intéresse à votre conservation, et combien le philosophe de Sans-Souci souhaite de bénédictions à l'Epictète de Ferney. Vale.

Federic

Vous voulez avoir mon vieux portrait? Je l'ai commandé incessamment, pour vous satisfaire; c'est cependant ce que je puis envoyer de plus mauvais de ce pays.