1775-01-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Pardonnez moi, je vous en suplie, de vous avoir importuné si indiscrètement.
Mais en vérité, Monseigneur, pouvais-je imaginer que les préliminaires de cette maudite affaire avec Made De St Vincent, vous coûteraient quarante mille Livres? La justice, dit-on, devait se rendre gratis avant la renaissance des anciens parlements. Quel gratis que quarante mille francs d'entrée de jeu, et celà parce que l'on a voulu vous voler!

Ce n'était qu'à la dernière extrêmité que j'avais recours à vos bontés, aiant mis prèsque tout mon bien sur Mr Le Duc De Virtemberg, sur Mr Le Duc de Bouillon et sur le Roi, et n'étant paié de personne; aiant eu l'impertinence de bâtir une espèce de jolie petite ville, et étant accablé par les demandes continuelles de trente manufacturiers qu'il faut soutenir. Ma tête qui n'est pas plus grosse que rien, ne pouvait porter tous ces fardeaux, et j'étais au désespoir, lequel désespoir était encor augmenté par la mort du notaire La Leu, qui par quelques avances m'empêchait de me jetter par la fenêtre.

J'ai bien mal pris mon temps auprès de vous, je l'avoue; mais vôtre indulgence me rassure.

Je vois bien de la fermentation à Paris malgré la musique de Gluk, et malgré les Comédies que donne Henri 4 au théâtre français, au théâtre Italien, et aux marionettes. Vous êtes accoutumé depuis longtems aux changements de scènes; mais la véritable gloire, les grands services rendus, et un peu de philosophie sont une bonne égide contre tous les coups de la fortune. Vous êtes actuellement comme les Evêques qui se dispensent de la résidence pour venir plaider à Paris. Je suis persuadé que si au lieu de dépenser quarante mille francs, et peut être quatrevingt mille, pour faire condamner une catin fripone, vous lui aviez donné dix mille francs d'aumône, elle vous aurait demandé pardon à genoux, et par écrit. Mais il n'est plus tems; il faut poursuivre cette détestable affaire qui vous coûtera plus qu'elle ne vaut. J'aime mieux les Canons de Fontenoi, les fourches de Closter Seven, Minorque et Genes, ce sont là vos vrais billets au porteur.

Si vous aviez le tems de vous amuser, ou de vous ennuier, je pourais bien vous envoier quelque chose dans peu de jours. Ce serait la lie de mon vin. Il vous paraîtrait peut être plat ou aigre, et d'ailleurs, je tremble toujours de prendre mal mon tems.

Agréez, je vous en conjure, mon très tendre respect, en quelque tems que ce puisse être.