1768-06-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Vous conservez donc des bontés, Monseigneur, pour ce vieux solitaire! Je les mets hardiment à l'épreuve.
Je vous suplie si vous pouvez disposer de quelques moments, de vouloir bien me dire ce que vous savez de la fortune qu'a laissée vôtre malheureux Lieutenant général Lally, ou plutôt de la fortune que l'arrêt du parlement a enlevée à sa famille. J'ai les plus fortes raisons de m'en informer. Je sais seulement qu'outre les frais du procez l'arrêt prend sur la confiscation cent mille écus pour les pauvres de Pondicheri; mais on m'assure qu'on ne put trouver cette somme. On me dit d'un autre côté qu'on trouva quinze cent mille francs chez son notaire, et deux millions chez un banquier, ce dont je doute beaucoup. Vous pouriez aisément ordonner à un de vos Intendants de prendre connaissance de ce fait.

Je vous demande bien pardon de la liberté que je prends, mais vous savez combien j'aime la vérité, et vous pardonnez aux grandes passions. Je ne vous dirai rien de la sévérité de son arrêt. Vous avez sans doute lu tous les mémoires, et vous savez mieux que moi ce qu'il en faut penser.

Permettez moi de vous parler d'une chose qui me regarde de plus près. Ma nièce m'a apris l'obligation que je vous ai d'avoir bien voulu parler de moi à mr l'archevêque de Paris. Autrefois il me faisait l'honneur de m'écrire, il n'a point répondu à une Lettre que je lui ai adressée il y a trois semaines. Dans cet intervale le Roi m'a fait écrire par mr de st Florentin qu'il était très mécontent que j'eusse monté en chaire dans ma paroisse, et que j'eusse prêché le jour de Pâques. Qui fut étonné? Ce fut le révérend père Voltaire. J'étais malade, j'envoiai la Lettre à mon curé qui fut aussi étonné que moi de cette ridicule calomnie qui avait été aux oreilles du Roi. Il donna sur le champ un certificat qui atteste qu'en rendant le pain béni selon ma coutume le jour de pâques, je l'avertis, et tous ceux qui étaient dans le sanctuaire qu'il fallait prier tous les dimanchez pour la santé de la Reine dont on ignorait la maladie dans mes déserts et que je dis aussi un mot touchant un vol qui venait de se commettre pendant le service divin.

La même chose a été certifiée par l'aumônier du château, et par un notaire au nom de la communauté. J'ai envoié le tout à mr De st Florentin en le conjurant de le montrer au Roi, et ne doutant pas qu'il ne remplisse ce devoir de sa place et de l'humanité.

J'ai le malheur d'être un homme public, quoi qu'enseveli dans le fond de ma retraitte. Il y a longtemps que je suis accoutumé aux plaisanteries et aux impostures. Il est plaisant qu'un devoir que j'ai très souvent rempli ait fait tant de bruit à Paris et à Versailles. Made Denis doit se souvenir qu'elle a communié avec moi à Ferney, et qu'elle m'a vu communier à Colmar. Je dois cet exemple à mon village que j'ai augmenté des trois quarts. Je le dois à la province entière, qui s'est empressée de me donner des attestations auxquelles la calomnie ne peut répondre.

Je sais qu'on m'impute plus de petites brochures contre des choses respectables que je n'en pourais lire en deux ans; mais dieu merci je ne m'occupe que du siècle de Louïs 14. Je l'ai augmenté d'un tiers. La bataille de Fontenoi, le secours de Genes, la prise de Minorque ne sont pas oubliés, et je me console de la calomnie en rendant justice au mérite.

Je vous suplie de regarder le compte éxact que j'ai pris la liberté de vous rendre comme une marque de mon respectueux attachement. Le Roi doit être persuadé que vous ne m'aimeriez pas un peu si je n'en étais pas digne. Mon cœur sera toujours pénétré de vos bontés pour le peu de temps qui me reste encor à vivre.

Vous savez que rarement je peux écrire de ma main. Agréez mon tendre et profond respect.

V.