au château de Ferney par Genève [14 juillet 1774]
M.,
Votre belle tragédie et la lettre dont vous m'avez honoré me sont parvenues, heureusement pour moy dans un temps où je peux encor lire, car lorsque l'hiver approche avec ses neiges mes yeux de quatre-vingtans me refusent le service.
Agrées mes remerciements, vous devez avoir reçu ceux de toutte l'Italie dont vous augmentez la gloire.
Votre tragédie est conduite avec un grand art et votre épisode d'Idolea me parait supérieur à l'Aricie de l'admirable Racine. Mais ce qui est plus essentiel, votre pièce intéresse et fait couler des larmes. Une intrigue vraisemblable et bien suivie se fait approuver, le sentiment seul se rend maître du coeur.
Et quocumque volent animum auditoris agunto.
Vous avez très heureusement imité Ovide dans les excuses que Biblis, amoureuse de son frère, cherche auprès des dieux.
Si Biblis avait été juive elle aurait pu aporter l'exemple de Sara qui était la sœur d'Abraham son mari, à ce qu'il dit. Elle se serait fondée sur le discours de Thamar qui dit à son frère Ammon, Demandez moy en mariage à mon père; il ne vous refusera pas. Si elle avait été italienne elle aurait pu emploier votre proverbe, La cugina non mancare, la sorella se tipare. Mais la tragédie veut des passions, des remords et des catastrophes sanglantes. C'est en quoy monsieur vous avez très bien réussi. Je ne suis point surpris du nombre des sonnets faits à votre louange. Ce sont des fleurs qu'on jette partout sur votre passage. Pour nous autres Français quand nous nous amusons à faire des tragédies nous ne recueillons guères que des chardons. Nos Cotins et nos Frerons s'en nourissent, et en offrent à quiconque réussit.
J'ay l'honneur d'être avec la plus respectueuse estime.
Monsieur.