1774-05-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas de Lisle.

La première chose, Monsieur, qui me vint dans la tête quand le Roi eut la petite vérole, c’est que la famille roiale, et tout Versailles allaient en être attaqués.
Regis ad exemplum totus componitus orbis. Cette maudite peste arabique a celà de particulier qu’elle se communique, nonseulement par le tact et par l’air, mais encor par l’imagination. Il aurait fallu commencer par imiter M: Le Duc D’Orléans. Il faudrait donner la petite vérole à tout le monde pour sauver tout le monde.

Vous devez, sans doute, mener une vie bien triste; mais plus elle est sombre, plus vous avez besoin de Gluk, et nous aussi. Nous allons étudier Gluk, grâce à vos bontés que vous nous promettez.

On nous envoie des tas de nouvelles dont nous ne croions rien. Nous doutons, et nous attendons.

La proposition que vous me faittes d’acheter toute la cargaison de Pompignan, est d’un grand calculateur; mais je trouve encor mieux mon compte dans l’Inde, où nous nous sommes avisés quelques genevois et moi d’envoier un vaisseau. Ce vaisseau a péri à son arrivée en France, tant nôtre marine est toujours malheureuse; et malgré celà nous n’y avons rien perdu. Comme j’irai bientôt dans l’autre monde chargez moi de vendre vôtre part du Pompignan car il n’y aurait pas de l’eau à boire dans ce monde cy.

On dit que le fermier dont vous me parlez veut rester dans sa ferme; en ce cas, il a raison, car tant vaut l’homme, tant vaut sa terre. Mais ce digne fermier a eu très grand tort d’imaginer qu’un pauvre manœuvre éloigné de cent lieues, devait savoir s’il y avait ou non des charençons qui gâteaient ses bleds. Celà m’a fait une peine extrême, et je ne m’en consolerai point. Il faut pourtant se consoler.

On dit que la nation se prépare à être fort sérieuse et fort sage. Elle y aura de la peine. Ce n’est pas là de ces choses où il n’y a que le premier pas qui coûte.

Vous ne verrez probablement de longtemps Made Du Deffant. Je lui dois un quartier bientôt, mais elle me doit aussi des arrérages. Pour vous, Monsieur, qui ne me deviez rien vous m’accablez de biens. Nous tressaillons quand nous ouvrons vos lettres. Je n’ai point d’expression pour vous remercier.

le vieux malade V.