à Ferney 10e xbre 1773
Le vieux malingre de Ferney, Monseigneur, a toujours le cœur très jeune et très sensible.
Soiez bien sûr qu’il est profondément touché de vôtre perte, et qu’il n’aurait désiré d’être à Paris que pour vous demander la permission de s’enfermer avec vous dans les premiers jours de vôtre douleur. Mais je regarde comme un bonheur pour vous les assujettissements de vôtre place à la cour qui font nécessairement une diversion qui vous arrache à vous même; vôtre cœur se serait rongé si vous n’aviez pas été rejetté malgré vous dans un fracas dont vous ne pouvez vous dispenser. Ce fracas ne console point, mais il empèche que l’esprit ne se livre continuellement à la contemplation de ce qu’on regrette. C’est une espèce de petit mal qui en guérit un grand. Vous savez que Louis 14, dont quelques uns de nos beaux esprits se plaisent aujourd’hui à dire tant de mal, allait à la chasse le jour qu’il avait perdu ses enfans. Il fesait fort bien; il faut secouer son corps quand l’âme est abattue.
J’espère encor me trainer à Bordeaux quand vous y serez car je ne voulais aller à Paris que pour vous; et pourvu que je vous fasse ma cour incognito dans vos moments de loisir, il m’importe peu que ce soit à Paris ou à Bordeaux.
Je ne vous ai point envoié je ne sais quelle petite Tactique qui a couru dans Paris. Elle avait été faitte dans le premier temps de votre affliction, et lorsque j’apris cette triste nouvelle je fus bien loin de vous parler d’amusements. Je vous en enverrais une copie si vous me donniez vos ordres, et si tous les détails importans dans lesquels vous êtes obligé d’entrer vous laissaient un moment pour jetter un coup d’œil sur ces misères. Il y a dans cette tactique un petit mot qui vous regarde, et quoi qu’on m’ait mandé que Mr le Baron d’Espagnac m’ait contredit dans son histoire de M: Le Maréchal de Saxe, je crois pourtant que j’ai raison. Il y a toujours des contradicteurs qui croient disposer des places dans le temple de la gloire, mais il n’y a que la vérité qui les donne. Cette gloire que vous avez si justement acquise doit être vôtre plus grande consolation. C’est vôtre bien propre, et que personne ne peut vous ravir.
Conservez vos bontés, Monseigneur, pour le plus ancien de vos serviteurs, qui vivra et qui mourra plein de l’attachement et du respect qu’il vous a voués.
V.