1773-12-06, de Jacques Antoine Hippolyte de Guibert, comte de Guibert à Voltaire [François Marie Arouet].

Ce n'est point à vous, monsieur, qu'il faut répondre en vers.
Vous ôtez le courage d'en faire, et en lisant les vôtres, il n'est personne qui doive oser dire; et moi aussi je suis poète. Vous ne laissez pas à l'amour propre plus de ressources en prose; mais j'ai besoin de vous témoigner ma reconnaissance, et la prose est le langage qui appartient à tous les hommes.

Ainsi parmi tant de genres que vous possédez, cet art unique de tout animer, de répandre des fleurs sur tout, sera votre partage jusqu'au dernier jour. Les badinages de votre vieillesse auront la grâce de ceux de votre printemps. Vous emporterez votre manière avec vous. Comme Raphael vous serez toujours le premier et le seul de votre école, vos chefs d'œuvre deviendront des monuments, et les dessins qui échappent à vos crayons seront des études pour la postérité.

Continuez, monsieur, d'abhorrer la guerre, dénoncez à l'exécration des siècles à venir les rois qui la font injustement, flétrissez les guerriers qui ne gémissent pas des maux dont leurs devoirs les fait les instruments, mais ne confondez pas avec elle une science qui la rend moins funeste. La guerre existait avant que l'art fût créé et dans le temps qu'on s'égorgeait sans méthode on n'en était que plus cruel. Les siècles les plus heureux sont ceux où les guerriers étudient, ne fut ce que leur triste profession; toutes les lumières se touchent, et on n'est plus féroce dès qu'on s'éclaire. Aux assauts de Bender et d'Azoph, il n'y a eu ni incendie ni pillage. M. le pce Repnin vous dira que les prisonniers de guerre qu'on enferme aux sept tours ne sont plus traités en criminels.

On s'en prend toujours à la guerre des calamités du monde; et le despotisme, les rois ignorants, les mauvais ministres sont des fléaux bien plus cruels. Ce sont eux qui font couler le plus de larmes et qui dépeuplent sourdement la terre. Je viens de faire deux mille lieues. Dans ce long voyage, j'ai vu presque partout les traces des impôts et fort peu de vestiges de la guerre. Ajoutez à cela que ces fléaux ne laissent après eux qu'horreur ou mépris et qu'on peut du moins se consoler de la guerre par tout ce qu'elle produit de grand. Sans elle où Corneille aurait il pris ses héros, Homere son poème et vous la Henriade?

On dit que dans vos infatigables recherches, vous venez de découvrir dans je ne sais quelle relation de voyages une nation qui vit sur le Gange et qui n'a jamais connu la guerre. J'ai besoin de lire l'histoire de cet étrange peuple pour croire qu'il puisse exister un coin de la terre où les hommes formés de bile et de sang et ayant par conséquent des sentiments et des passions, ne courent jamais aux armes. Donnez nous cette histoire. Quand même le voyageur qui vous en fournira le texte aurait pris l'état momentané de ce bon peuple pour sa situation immémoriale, vous embellirez cette fable, elle donnera des leçons aux souverains, du plaisir à vos lecteurs et un moment bien doux d'illusion à tous les honnêtes gens.

Si jamais quelque vapeur de vanité pouvait me monter à la tête, ce serait certainement quand vous me donnez des éloges, quand vous formez sur moi des présages, dont je ne suis pas digne; mais j'admire trop les grands hommes pour m'aveugler sur moi même. Je suis transporté des vertus de Turenne. Je pleure à la vue du buste de Corneille. J'ai été ému en approchant de Ferney, et quand votre statue sera élevée, je serai un des premiers à la couronner.

Je désire bien que le sort me ramène encore une fois vers les Alpes; mais c'est à Paris, c'est au milieu de votre gloire que je voudrais surtout vous revoir. Vos jours y seraient prolongés par nos vœux, vous y compléteriez un siècle qui serait à juste titre appelé le vôtre. Nous recueillerions vos dernières paroles, et votre tombe y deviendrait un autel.