1773-12-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Votre lettre, mon cher philosophe, vaut beaucoup mieux que ma Tactique.
Nous en avons bien ri, made Denis et moi. Raton avale sans aucune répugnance la pilule que lui présente Bertrand. Ce n'est point une pilule, c'est une dragée du bon faiseur; & sur le champ nous faisons venir les deux tomes pour lire au plus vite la page 101. C'est du moins une consolation. Il y a certaines petites ingratitudes, certains petits caprices, certaines niches qu'il faut savoir supporter en silence, surtout lorsqu'on a quatre-vingts ans, & lorsqu'on n'a pas vécu toujours tranquille, il faut tâcher au moins de mourir tranquille.

J'écris à mr de Condorcet, et je le supplie de vouloir bien m'envoyer son Fontaine, car en vérité je trouve qu'il est le seul qui écrive comme vous, qui emploie toujours le mot propre, et qui ait toujours le style de son sujet.

Madame Necker dit qu'elle craint que le roi de Prusse ne soit mécontent de ce que je le donne au diable, & à qui donc veut elle que je le donne? Et puis, s'il vous plaît, peut on donner quelqu'un au diable plus honnêtement?

J'ai un autre scrupule que je vous prie de me lever. Je ne sais si j'ai reçu une lettre de mr le chevalier de Chatelus, et je ne sais si je lui ai répondu. Je n'ai pas un grand ordre dans mes paperasses. Si j'avais manqué de répondre à monsieur de Chatelus, je serais bien fâché contre moi. C'est un des hommes que j'estime le plus. J'aime à voir un brave officier qui ne croit pas que son métier soit absolument le plus propre à faire la félicité publique. J'apprends que son ouvrage n'est pas aussi connu à Paris qu'il devrait l'être. Je pense en savoir la raison, c'est qu'il est au dessus de son siècle.

A propos, je ne vous ai pas envoyé une copie correcte de ma petite Tactique, mai qu'importe? J'ai envie de l'envoyer à votre Rominagrobis pour voir s'il fâchera que je l'envoie où il doit aller. Il n'a rien fait de si plaisant en sa vie que de se déclarer général des jesuites; il faudrait pour lui répondre que le pape se déclarât huguenot. Je ne désespère pas de voir cette facétie, et celle que vous proposez entre Diderot et Catau.

Adieu, mon très cher secrétaire perpétuel, qui vivrez perpétuellement.

V.