1773-10-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Augustin Louis Marie Texada, marquis de Ximénès.

Vous allez donc enfin, Monsieur, mêler utile dulci.
Vous me ferez grand plaisir, assurément, de vouloir bien m'envoier vôtre miniature de l'Europe. Je vous garderai fidèlement le secret, et je serai digne de vôtre confiance, quoi qu'on m'accuse de n'être pas de votre parti. On me reproche d'être devenu un peu Russe dans mes déserts, et d'avoir souhaité un peu de mal aux Turcs qui abrutissent le païs d'Alcibiade, d'Homère et de Platon. Mais comment veuton que je fasse? Un Russe vient de m'envoier une Epître en vers à Ninon que je croirais faitte par vous si elle ne m'avait pas été envoiée de Pétersbourg. J'attendrai que les Turcs fassent d'aussi jolis vers français pour prendre leur parti.

Je vous avouerai encor que vos factions de toute espèce qui partagent Paris, me dégoûtent un peu des Welches. Il faudra bien qu'à la fin toutes ces cabales se dissipent. On a beau protéger les Jonquays et mettre dans toutes les gazettes que le conseil du roi va casser l'arrêt du parlement, ni le conseil, ni le public éclairé ne le casseront; et Monsieur le premier président jouïra de la gloire d'avoir découvert la vérité, et de l'avoir fait connaître. Je ne sais rien de plus absurde et de plus criminel que toute la manœuvre de ces coquins. Il me parait clair qu'il y a là cinq ou six coupables qui ont voulu partager le gâteau des cent mille écus; que le testament de la Verron ressemble à celui de Crispin dans le légataire universel; que le tapissier usurier Aubourg qui a acheté ce procez, et qui l'a conduit est un fripon digne des galères, malgré les beaux éloges que l'avocat Vermeil lui a prodigués; que le cocher Gilbert est un des plus insolents forbes qui aient jamais bravé la justice.

J'oserais même espérer que ce cocher Gilbert, fait pour mener la charette qui doit le conduire à la Grève, pourait, puisqu'il est en prison, découvrir toute l'intrigue de cette canaille, et attirer enfin sur elle les peines qu'elle a méritées. C'est une chose trop honteuse pour nôtre nation que cette bande de scélérats trouve encor des protecteurs après le jugement si doux du parlement.

Je suis très attaché à Madame De Sauvigny dont vous me faittes l'honneur de me parler. Je n'ai Mr son frère depuis deux ans chez moi que par considération pour elle, et pour le préserver de sa ruine entière où il courait de toutes ses forces; il a besoin d'être un peu contenu quoiqu'il soit assurément dans l'âge d'être sage. Madame De Sauvigny s'est conduite en dernier lieu avec la générosité la plus noble.

Adieu, Monsieur, conservez moi un peu d'amitié. Made Denis vous fait bien ses compliments.

V.