1773-07-16, de Claude Parfaict à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Ne Pouvant me flatter d'être assez connû de vous, & désirant avec toute l'ardeur imaginable sçavoir votre sentiment sur un ouvrage que je suis prêt à donner à l'impression, je m'addresse au protecteur qui possède le plus intimement votre amitié, & votre estime, & qui par bienveillance, en vous faisant remettre ma lettre, veut y joindre sa recommendation.
La Littérature entière doit hommage à votre mérite, & je suis d'autant plus obligé à ce devoir, que le genre Dramatique, qui est mon unique objet, est précisément celui à qui vous avez consacré vos premiers travaux, celui que vous avez sans cesse favorisé & Enrichi par vos immortelles Tragédies, qui l'ont porté à l'Epoque de sa véritable splandeur, puisqu'il est constant que ce n'est qu'à leurs représentations, & pour remplir vos souhaits, que la scène française rougissant d'avoir été si Longtems négligée dans sa Parure, s'est montrée pour la première fois sous sa forme convenable, & avec ses ornements caractéristiques. Il n'est pas moins vray Encore, que c'est à vos ouvrages que l'on doit cette multiplicité de théâtres élevés dans tous les endroits du Nord, où la Poësie Dramatique Etoit inconnuë, & jusque dans les climats les plus voisins du Pôle. J'ajouterai aussi, & je puis attester cette vérité comme l'un des prémiers témoins, que ce sont ces mêmes ouvrages, & votre réputation, qui ont fait Eclore tant d'Ecrits sur le Théâtre français: celui que je présente aujourd'huy fondé sur les mêmes titres, & comprenant L'universalité du genre Dramatique, semble autoriser ma demande, & j'ose dire même à vous y intéresser.

Je rassemble, monsieur, toutes ces Considérations, & surtout votre amour pour l'avantage des lettres, afin d'obtenir de votre complaisance le sacrifice de quelques uns de ces moments que vous destinez à votre délassement, heureux si je peux les occupper à votre satisfaction. Dans cette flatteuse confiance, souffrez, s'il vous plaît, que je vous informe de qu'elle manière j'ai conçu mon projet, des motifs qui me l'ont fait accroître, & Enfin par quel enchainement, qui m'a parû juste & naturel, je me suis trouvé engagé à Embrasser l'Entière Encyclopédie Dramatique, & à suivre mon objet donèc totum impleat orbem.

Il y a plus de trente cinq ans qu'occupé de l'étude de la mythologie, principallement de la partie historique des tems fabuleux, & voulant Etendre mes recherches aussi loin qu'il est possible, je consultai la bibliothèque Grecque de Fabricius. Vous sçavez, Monsieur, que ce sçavant allemand a joint aux chapitres des quatre Dramatiques dont il noûs est resté quelques Poëmes, le Catalogue de Ceux qui sont perdus, & les noms d'Environ 300 Poëtes tragiques & Comiques, avec les titres de leurs Pièces qui n'Existent plus aujourd'huy. Cette découverte me fit naître l'idée de donner la vie de ces auteurs, & de remplir tous ces titres (au nombre de près de 2000), & de composer des arguments pour faire connoître quel en Etoit le sujet. Je voulais faire un suplément au Théâtre des Grecs, dont Le P. Brumoy venoit de donner une traduction.

Ce projet fut suspendu lorsque j'entrepris avec feu mon frère L'histoire du Théâtre françois(en 15 vol. in 12.) & ensuitte le Dictionnaire du Théâtre(en 7 vol.), indépendament des raisons particulières qui m'engagèrent dans ce nouveau travail, je vous avouë que je m'y suis livré d'autant plus volontiers que je voyois que bien loin de me faire perdre de vûë mon premier plan, il m'y ramenoit & m'offroit le moyen de le rendre encore plus curieux par la comparaison que je me proposai de faire des Théâtres d'Athênes & de Paris, pour venir à la conclusion de cette vérité (que vos ouvrages ont achevé de démontrer), que ces deux Théâtres sont les seuls qui ont produit les Poêmes les plus réguliers et les plus beaux, qui doivent servir de modèle et d'Exemple à tous les autres.

Je comptois borner là mon projet, mais par une circonstance favorable je me suis vû invité à franchir ces limites pour entreprendre universellement le genre Dramatique. Entre les curieux, & les amateurs qui ont bien voulu communiquer leurs trésors Littéraires pour la composition des deux ouvrages que je viens de nommer, la reconnoissance me fera toujours distinguer Mr Le Comte de Pont-de-Vesle. Son cabinet, comme vous ne l'ignorez pas, l'un des plus amples et des mieux choisis qui soit à Paris, en pièces de Théâtre, est encore enrichi d'une suitte de cinq à six cent pièces manuscrittes qui ne veront jamais le jour, & dont les Extraits forment, par cette raison, la partie la plus Curieuse de ce même Dictionnaire des Théâtres dont je vous ai parlé. A cette rare collection, il a joint encore celle de 800 Pièce Espagnoles des auteurs les plus Célèbres, et entr'autres, plusieurs si rares par leur antiquité, qu'elles sont presque inconnuës aux sçavants et aux curieux de cette nation.

Ce recuëil de Poëmes Espagnols, me paroissant assez considérable pour me faire Espérer de Parvenir à le completter: Dès ce moment je méditai le dessin, et l'entreprise de mon Dictionnaire Universel. Il est vray qu'il me manquoit encore le Théâtre italien & Anglois, mais j'étois assuré du premier qui est le plus considérable, par la facilité que j'ai Eu de la Communication de la bibliothèque la plus riche en cette langue, qu'on connoisse en France. Je parle de celle de m. Defloncel, connû ici & chez les Etrangers par son goût, son affection pour les lettres, & par son inclination à obliger les Littérateurs.

C'est, Monsieur, avec ces secours & par mes recherches & mes soins que j'ai trouvé le moyen de rassembler 2000 pièces grecques tant Existantes que non, Environ 6 à 700 latines, de l'ancien Théâtre de Rome: un peu plus de latines modernes, parmi lesqu'elles je ramasse les pièces de collège autant que je le puis. Ajoutez à cela 8000 Drames Italiens, autant de françois, & à peu près 6000 Espagnols & Portugais: 2000 anglais, & je compte qu'en comprenant Les poëtes, les musiciens les acteurs &c. mon ouvrage contiendra 33 à 34 mille articles.

Je ne connois jusqu'àprésent aucun ouvrage qui comprenne Universellement, comme le Mien Le genre Dramatique, sans Exception: & s'il est Egallement vray, ainsi que je le pense, qu'on ne peut avoir une parfaite connoissance d'aucun Théâtre particulier, que par un tableau Général qui les présentant tous, fait voir L'analogie des uns avec les autres. Dans le Cas où vous approuverez ce sentiment, je croirai, Monsieur, avoir composé un ouvrage neuf, nécessaire à la littérature, utile aux amateurs, aux gens de Lettres, aux auteurs mêmes, & à l'usage de toutes les nations de L'Europe.

Je prends la Liberté, Monsieur, de vous Envoyer quelques articles de mon Dictionnaire. La Crainte que j'ai d'abuser de votre bonté, ne m'en a fait choisir qu'un petit nombre, mais je crois que ce petit nombre pris dans chaque genre, peut suffir pour vous mettre aufait du goût de L'ouvrage. Si cet Echantillon pouvoit Exciter votre Curiosité j'y satisferois avec tout le plaisir & la diligence possible.

Dans une Préface, après avoir rappellé L'origine, le fondement, & le but du Poëme Dramatique, ses règles Essentielles, & nécessaires pour le Conduire à la perfection, je rapporte les raisons qui m'ont déterminé à préférer l'ordre alphabétique dans la composition de mon ouvrage, comme le plus commode & le plus avantageux pour le lecteur. Cette Préface sera suivie d'un discours préliminaire sur les divers Théâtres, leur origine, progrès & décadence: j'examine sommairement les Causes de l'annéantissement de Celuy d'Athenes, & de L'Extinction des jeux sçéniques de l'ancienne Rome, Et Enfin comment après une suitte de siècles d'oubli, les Théâtres se sont relevés à Rome, Venise, Paris, Madrid, Londres &c. Je n'oublie pas de remarquer les différentes Espèces de Poëmes Dramatiques que chaque nation a inventé et ajouté aux anciens pour son divertissement, relativement à son génie, à ses moeurs & à son goût particulier. Ce discours sera succinct, mais il est La base de L'Edifice, il sert d'Eclaircissement, & il est par conséquent nécessaire pour donner aux lecteurs une idée Générale, & caractériser les différents Théâtres.

Je conserve, Monsieur, précieusement un petit mémoire qui m'a été remis, il y a plusieurs années de votre Part, & qui compose l'article qui vous regarde dans mon Dictionnaire des Théâtres, où je l'aie fait imprimer mot pour mot. Ce sera avec la même Exactitude que je ferai usage des Conseils que vous voudrez bien me donner dans la présente Circonstance, & j'ose vous le promettre avec d'autant plus de Certitude que je peux vous assurer que le titre de L'ouvrage, le projet, Le plan & l'Exécution m'appartiennent Entièrement, que je n'ai conféré à ce sujet avec qui que ce soit, ni demandé aucune société ni avis. Ainsi je suis en plaine liberté de suivre les vôtres. Je vous prie très instament d'en être persuadé, & que je suis dans la même vérité, avec la plus haute Estime, la plus parfaite considération, & la plus vive, & sincère reconnoissance, Monsieur, votre très humble &c.

Parfaict