1773-06-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Prince Dimitri Alexeievich Galitzin.

Monsieur le Prince,

Vous rendés un grand service à la raison, en fesant réimprimer le livre de feu Mr Helvetius.
Ce livre trouvera des contradicteurs, & même parmi les philosophes. Personne ne conviendra que tous les esprits soient également propres aux sciences, & ne diffèrent que par l'éducation. Rien n'est plus faux: rien n'est plus démontré faux par l'expérience. Les âmes sensibles seront toujours fâchées de ce qu'il dit de l'amitié; & lui même aurait condamné ce qu'il en dit, ou l'aurait beaucoup adouci, si l'esprit systêmatique ne l'avait pas entraîné hors des bornes.

On souhaittera peutêtre dans cet ouvrage plus de méthode, & moins de petites historiettes, la pluspart fausses. Mais il me semble que tout ce qu'il dit sur le Papisme, sur les abominations de l'intolérance, sur la liberté, sur le pouvoir arbitraire, sur le malheur des hommes, sera bien reçu de tout ce qui n'est pas un sot, ou un Jesuite. Quelque philosophe aurait pu corriger son premier livre de l'Esprit; mais le condamner comme on a fait, & persécuter l'auteur, cela est aussi barbare qu'absurde, & digne du quatorzième siècle. Tout ce que des Fanatiques ont anathématisé dans Helvetius homme si estimable se trouvait au fond dans le petit livre du Duc de la Rochefoucaut, & même dans les premiers chapitres de Loke. On peut écrire contre un philosophe, en cherchant comme lui la vérité par des routes différentes; mais on se déshonore, on se rend exécrable à la postérité, en le persécutant. Il s'en fallut peu que des Mélitus & des Anitus, assassins du chevalier de la Barre, ne trempassent leurs mains dans le sang de l'auteur du livre de l'Esprit.

Je remercie V. Exc. de la bonté que vous avés eue de m'envoyer l'ouvrage posthume, qui avec ses défauts m'est très précieux. Les notes surtout réussiront. Les fautes typographiques n'ont presque point d'inconvénient; car ce livre sera lu principalement par ceux que ces fautes n'arrêtent pas, & qui les corrigent en lisant.

Si on le dédie à l'Impératrice, tous les honnêtes gens vous auront la plus grande obligation. On verra que les premières têtes de l'Europe & les meilleures ont en horreur la superstition & la persécution. On se souviendra que dans l'Empire romain on ne persécuta jamais un seul philosophe, & c'est de quoi Tertulien se plaint dans sa fougueuse apologie.

Je dois encor des remerciments à V. Exc. pour cette histoire de la guerre civile[de la] sublime Catherine contre la sublime Porte du peu sublime Moustapha. Vous savés que je m'intéresse à cette guerre presque autant qu'à la tolérance universelle qui condamne toutes les guerres. Il faut bien quelquefois se battre contre ses voisins; mais il ne faut pas brûler ses compatriotes pour des arguments. On dit que le Pape est aussi tolérant qu'un Pape peut l'être: je le souhaitte pour l'amour du genre humain: j'en souhaitte autant au Muphti, au Shérif de la Méque, au Grand Lama, & au Daïri.

Je suis possesseur d'un tas de boue, grand comme la patte d'un ciron, sur ce misérable globe; il y a des papistes, des calvinistes, des piétistes, quelques sociniens & même un Jésuite: tout cela vit ensemble dans la plus grande concorde, du moins jusqu'à présent. Il en est ainsi dans votre vaste empire, sous les auspices de Catherine. On goûte depuis longtemps ce bonheur en Angleterre, en Hollande, en Brandebourg, en Prusse, & dans plusieurs villes de l'Allemagne, pourquoi donc pas dans toute la terre? Pourquoi cette abominable maxime attribuée à Dieu et dictée par le Diable, s'il y en avait un?Que celui qui n'écoute pas l'assemblée soit comme un fermier général & comme un Payen. Pourquoi jetter dans les ténèbres extérieures celui qui n'a pas eu une robe nuptiale pour souper avec l'architri….? Pourquoir nous dire qu'on fit mourir d'apoplexie Anane& sa femme, qui, ayant donné presque tout leur bien à leurs directeurs gardèrent quelques florins pour dîner? Pourquoi….? Pourquoi….? Pour quoi….?

Si on me demande pourquoi je vous suis si attaché, je réponds: c'est que vous êtes tolérant, juste & bienfesant. Agréés donc, Monsieur le Prince, ma très sensible & très respectueuse reconnaissance.

V.