1773-05-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon très cher et très intrépide philosophe, dieu veuille que cette fois-ci ma petite offrande arrive à votre autel.
Il y a trois volumes de rapsodies, l'un pour vous, l'autre pour m. le marquis de Condorcet, & un troisième, dans lequel mr de la Harpe est intéressé à la page 10.

Ce qu'il y a de meilleur assurément dans ce recueil, que le gros Cramer s'est avisé de faire pendant ma maladie, est un certain dialogue entre l'illustre fou de la matière subtile, et la cruelle folle qui assassina Monadelchi.

Que vous dirai je sur une personne plus illustre et qui n'est point folle? Elle garde sans doute ses reclus dans un pays qui fut grec autrefois, pour en faire un beau présent aux Welches quand elle se sera raccommodée avec eux. Elle a pensé sans doute que vous aviez pénétré ce dessein, et je la crois très embarrassée à vous faire réponse, d'autant plus que vous êtes à Paris, et que toutes les lettres sont ouvertes.

Vous êtes trop juste pour être mécontent des conseils honnêtes que je donne vers la page 8. Vous êtes trop éclairé pour ne pas voir dans quel esprit on fit les lois de Minos, qui n'ont pas, en vérité, coûté plus de huit jours pour le travail, dans le temps qu'on proscrivait les Druides. Le détestable Valade, par sa friponnerie, et un autre homme par ses vers encore plus détestables, ont empêché la promulgation de ces Lois sur le théâtre. On est exposé à mille contre-temps quand on est loin de Paris. Je n'avais pas besoin de ces nouvelles anicroches pour être fâché de mourir sans vous embrasser. La vie est pleine de misères, on le sait bien, mais peu de gens savent qu'une des plus grandes est de mourir loin de ses amis. Je ne reçois aucune des visites qu'on me fait, mais j'aurais voulu vous en faire une. Je suis réduit à vous embrasser de loin, et c'est avec tous les sentiments que je vous ai voués.

V.