Potsdam, 29 février [1 March] 1773
J'ai reçu votre lettre et vos vers charmants, qui démentent sans doute votre âge.
Non, je ne vous en croirai point sur votre parole: ou vous êtes encore jeune, ou vous avez coupé au Temps ses ailes.
Il faut être bien téméraire pour vous répondre en vers, si vous ne saviez pas que les gens de mon espèce se permettent souvent ce qu'on désapprouverait en d'autres. Un certain Cotys, roi d'un pays très barbare, entretint une correspondance en vers avec Ovide lorsqu'il était exilé dans le Pont. Il doit donc être permis aujourd'hui à quelque souverain d'un pays moins barbare d'écrire à l'Apollon de Ferney en langage velche, en dépit de l'abbé d'Olivet et des puristes de son Académie.
Vous aurez peut-être encore le plaisir de voir les Musulmans chassés de l'Europe; la paix vient de manquer pour la seconde fois. De nouvelles combinaisons donnent lieu à de nouvelles conjonctures. Vos Velches sont bien tracassiers. Pour moi, disciple des encyclopédistes, je prêche la paix universelle en bon apôtre de feu l'abbé de Saint-Pierre; et peut-être ne réussirai je pas mieux que lui. Je vois qu'il est plus facile aux hommes de faire le mal que le bien, et que l'enchaînement fatal des causes nous entraîne malgré nous, et se joue de nos projets, comme un vent impétueux d'un sable mouvant.
Cela n'empêche pas que le train ordinaire des choses ne continue. Nous arrangeons le chaos de l'anarchie chez nous, et nos évêques conservent vingtquatre mille écus de rente; les abbés, sept mille. Les apôtres n'en avaient point autant. On s'arrange avec eux sur un pied qu'on les débarrasse des soins mondains, pour qu'ils s'attachent sans distraction à gagner la Jérusalem céleste, qui est leur véritable patrie.
Je vous suis obligé de la part que vous prenez à l'établissement de ma nièce; elle a une figure fort intéressante, jointe à une conduite qui me fait espérer qu'elle sera heureuse, autant qu'il est donné à notre espèce de l'être.
Je m'informerai de ce compagnon du malheureux La Barre que je n'ai pas l'honneur de connaître, et, s'il a de la conduite, il sera facile de le placer. Votre recommandation ne lui sera pas inutile.
Les nouvelles qu'on vous donne de Paris diffèrent prodigieusement de celles que je reçois de Pétersbourg. On vous écrit ce que l'on souhaite, mais non pas ce qui existe; enfin ce que l'on se promet du fruit de ses tracasseries, ce qui peut-être était possible autrefois, mais à quoi l'on ne doit s'attendre aucunement en Russie de la sagesse du gouvernement présent.
Eh bien, je vous ai rogné quelques années, et je ne m'en dédis pas; vos ouvrages ont trop de fraîcheur pour être d'un vieillard. Vous m'enverriez votre extrait baptistaire, que je n'en croirais pas davantage à votre curé.
C'est cette première immortalité qui me touche le plus. Je suis intéressé à votre conservation; l'autre vous est sûre. Souvenez vous de la maxime de l'empereur Auguste: Festina lente. Ce sont les vœux que le philosophe de Sans-Souci fait pour le patriarche de Ferney, en attendant les Lois de Minos.
Federic