à Ferney 29e 7bre 1772
On m’a instruit, mon cher ami, du beau tour que vous m’avez joué.
Il m’est impossible de vous remercier dignement, et d’autant plus impossible que je suis assez malade. Il ne faut pas vous témoigner sa reconnaissance en mauvais vers; celà ne serait pas juste, mais je dois vous dire ce que je pense en prose très sérieuse. C’est qu’une telle bonté de vôtre part et de celle de mademoiselle Clairon, une telle marque d’amitié, est la plus belle réponse qu’on puisse faire aux cris de la canaille qui se mêle d’être envieuse. C’est une plus belle réponse encor aux Ribaliers et au Cogés. Soiez très certain que je suis plus honoré de vôtre petite cérémonie de la rue des Mardis que je ne le serais de toutes les faveurs de la cour. Je n’en fais nulle comparaison. Il y a sans doute bien de la grandeur d’âme à témoigner ainsi publiquement son estime et sa considération en France à un Suisse prèsque oublié, qui achêve sa carrière entre le mont Jura et les Alpes.
Il n’y a pas grand mal à être oublié; c’est même souvent un bonheur; le mal est d’être persécuté; et vous savez combien nous l’avons été, et par qui? par des cuistres dignes du treizième siècle.
S’il faut détester les cabales, il faut respecter l’union des véritables gens de Lettres, c’est l’unique moien de leur donner la considération qui leur est nécessaire.
Je vous remercie donc pour moi, mon cher ami, et pour la gloire de la littérature que vous avez daigné honorer dans moi.
Voicy mon action de grâce à Mademoiselle Clairon. Je vous en dois une plus travaillée, mais vous savez qu’un long ouvrage en vers demande du tems et de la santé.
Je vous embrasse tendrement, mon cher ami. Mon seul chagrin est de mourir sans vous revoir.
Je vous prie de présenter à Madlle Clairon ma petite épitre écourtée.
V.