1772-04-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je dirai d’abord à mon héros qu’il est impossible que ce pauvre Laharpe ait fait dans son grenier les très impertinents vers que les cabaleurs du tems ont mis sur son compte.
Il en est incapable, et il est évident qu’ils sont d’un homme qui ose être jaloux de vôtre gloire, de vôtre considération, de l’extrême supériorité que vous avez eue sur tous ceux qui ont couru la même carrière que vous. Soiez très persuadé, Monseigneur, que Laharpe n’a eu aucune part à cette platte infamie; je le sçais de science certaine. Il résultera de cette calomnie atroce que vous accorderez vôtre protection à ce jeune homme avec d’autant plus de bonté qu’il a été accusé auprès de vous plus cruellement.

Je vois de loin toutes les ridicules cabales qui désolent la société dans Paris, et qui rendent nôtre nation fort méprisable aux étrangers. Nous sommes dans l’année centenaire de la st Barthelémi, mais nous avons substitué des combats de rats et de grenouilles à la foule des grands assassinats et des crimes horribles qui nous firent détester du genre humain. Aujourd’hui dumoins nous ne sommes qu’avilis. La discorde n’a chez nous d’autre effet que celui qu’elle a chez les moines. Elle produit des pasquinades contre Monsieur le prieur, de petites jalousies, de petites intrigues, tout est petit, tout est bassement méchant. Je ne vois pas ce que nous deviendrons sans l’opéra comique qui sauve un peu nôtre gloire.

Dieu me garde de m’aller fourer dans le tourbillon d’impertinences qui emporte à tout vent toutes les cervelles de Paris! Je voudrais bien pourtant ne point mourir sans vous avoir fait ma cour. Il est dur pour moi de n’avoir point cette consolation, mais je ne puis me remuer; il y a deux ans que je n’ai mis d’habit; j’ai fermé ma porte à tous les étrangers; je suis presque entièrement sourd et aveugle quoique j’aie encor quelquefois de la guaieté.

J’ai peur de ne pas réussir à être gai; j’ai peur que vous n’aiez pas été content de ma béguele, car vous n’avez jamais fréquenté de ces personnes là, et elles n’auraient pas été longtems bégueules avec vous.

Si jamais vous fesiez un petit tour à Richelieu je me ferais traîner sur la route pour envisager encor une fois mon héros, et pour lui renouveller le plus sincère, le plus respectueux et le plus tendre des hommages.

V.