1772-05-30, de Pierre Laurent Buirette de Belloy à Voltaire [François Marie Arouet].

Je suis vraisemblablement, mon cher Maître, le dernier à vous annoncer ma disgrâce: mais on n'est guères pressé de parler de sa honte.
Mon Connétable Du Guesclin vient d'être traité comme sa nièce Adélaïde l'avait été il y a trente-huit ans. On l'a honêtement hué avant que la toile fût levée. Les plus habiles et les plus anciens Connaisseurs en Cabales m'assûrent que, depuis celle de 1734, il n'y en a jamais eu de pareilles. Il est cependant très-certain que je méritais beaucoup moins d'envieux que vous, et qu'il fallait bien moins d'eforts pour m'accabler. Croiriez-vous qu'un Auteur qui jusqu'à-présent n'a pas été jugé tout-à-fait digne des petites-maisons, ayant fait dire par un Prince Anglais,

Vous serez dans ma Tente en paix, comme dans Londre,

on l'a cru capable d'avoir dit comme dans l'onde, (comme le poisson dans l'eau): et que cela a fait rire un bon demi-quart-d'heure les trois quarts du parterre, sans qu'on ait pu persuader aux rieurs que le sens et la rime prouvaient que l'Acteur avait prononcé Londre? Jugez par cela seul du génie, de la bonne foi et du nombre de mes ennemis. Ils ont trouvé aussi très-plaisant que j'eusse osé écrire,

Non, non, je ne suis plus dans cet état honteux,
Où j'allai mandier tes secours orgueilleux.

Les pauvres gens ne savent pas que c'est une expression de Racine dans son Iphigénie:

J'entrevois vos mépris et juge à vos discours
Combien j'achetterais vos superbes secours.

Voilà comme les grands Raisonneurs se connaissent en Poésie. Au reste l'état de mes finances ne me permettant pas de lever une Armée aussi nombreuse que celle qu'on avait soudoyée contre moi, j'ai renoncé à redonner la pièce et à me procurer la gloire vulgaire de ressusciter le second jour. Je ne boude pas le Public; ce n'est pas lui qui m'a jugé, on ne lui a pas permis de m'entendre. D'ailleurs n'ayant point cessé de mériter son indulgence, je suis sûr qu'il ne me l'a point retirée. Aussi est-ce à lui-même, et à vous, mon cher Maître, que j'appelle d'un Tribunal gagné et gagé par mes parties adverses. Vous verrez quelque jour mon ouvrage, et je subirai sans murmure l'arrêt que vous prononcerez.

Je me rappelle que je n'ai pas répondu à l'article de votre dernière lettre où vous me parliez si fortement contre les Tragédies en prose, aux quelles les Disciples de La Motte veulent nous réduire, ne pouvant faire mieux. Ignorez vous que la plûpart de vos amis sont les prôneurs de ce genre bâtard, et en particulier d'une pièce divine qui n'a point encore paru, et dont l'auteur place habilement sous le règne de Jean le bon les exploits du fameux Caboche, qui ne brilla que sous Charles 6e? En faveur d'un si beau nom, l'anacronisme doit être pardonné. Les Prosateurs disent que cette Tragédie est d'une vérité à faire regarder autour de soi. Apparremment pour prendre garde à ses poches; car c'est ce qu'il y a de plus prudent à faire au milieu de la Canaille de Paris, rassemblée dans la sublime scène de la Conjuration où l'on perce une table à coups de coûteau. Je doute un peu, malgré les Enthousiastes que Caboche conspirant contre Maillard nous fasse oublier Cassius conspirant contre Cesar ou Cinna contre Auguste. Cependant il ne faut désespérer de rien au train que prennent les choses.

Heureusement on nous annonce vos Loix de Minos, qui pouront nous rappeler aux loix de la Raison, et surtout à celles du goût. Fréron, Clément et Baculard s'érigent en Législateurs, chacun d'eux a sa petite secte, les hérésies se multiplient; venez à notre secours: Salva nos, Domine, perimus.

Pendant que je suis en train de vous adresser des passages sacrés, en voici un dans le quel votre prudence me donne la plus grande foi: Domine si fuisset tûe, Frater noster L'abbé Delille serait aussi notre Confrère. Ceci a l'air un peu mystérieux; mais je parle à un bon entendeur. En vérité nos amis perdent la tête. Pour moi je me crois toujours très-sensé, puisque je vous aime et vous révère plus que jamais.

De Belloy Rüe Princesse