Potsdam, ce 1er mars 1772
Je suis, en vérité, tout honteux des sottises que je vous envoie; mais puisque vous êtes en train d'en lire, vous en recevrez de diverses espèces: le cinquième chant de la Confédération, un discours académique sur une matière assez usée, pour amener un éloge pour l'illustre auditoire qui se trouvait à la séance de l'Académie, et une Epître en vers à ma sœur de Suède au sujet des désagréments qu'elle a essuyées dans ce pays-là.
Elle a reçu la lettre que vous lui adressez; elle n'a pas voulu confier la réponse, qui, sans cela, se serait trouvée incluse dans ma lettre.
Ce n'est pas seulement en Suède que l'on essuie des contretemps: la pauvre Babet, veuve du défunt Isaac, en a bien éprouvé en Provence. Les dévots de ce pays doivent être de terribles gens; ils ont donné l'extrême onction en faisant violence à ce bon panégyriste de l'empereur Julien; on a fait des difficultés de l'enterrer, et d'autres encore pour un monument qu'on voulait lui ériger. La pauvre Babet a vu emporter par une inondation la moitié de la maison que feu son mari lui a bâtie; elle a perdu des meubles, et considérablement, relativement à sa fortune, qui est mince; elle a acquis quantité de connaissances pour complaire à son mari; elle ne peint pas mal, et elle est respectable pour avoir contribué, autant qu'il était en elle à se conformer aux goûts de son mari et lui rendre la vie agréable. Un soir, en revenant de chez moi, le marquis rentre chez sa femme, et lui demande: Eh bien, as tu fait cet enfant? Quelques amis qui se trouvèrent présents se prirent à rire de cette question étrange; mais la marquise les mit à leur aise en leur montrant le portrait d'un petit morveux, que son mari l'avait chargée de faire.
Je viens encore d'essuyer un violent accès de goutte, mais il ne m'a pas valu de poème, faute de matière. Pour vous, ne vous étonnez point que je vous croie jeune: vos ouvrages ne se ressentent pas de la caducité de leur auteur; et je crois qu'il ne dépendrait que de vous de composer encore une Henriade. Vous qui avez été si affecté de l'attentat horrible médité contre le roi de Pologne, je crois que vous ne le serez pas moins quand vous saurez le détail des horreurs dont le roi de Danemarc a pensé devenir la victime. Son médecin-ministre et la reine, qui étaient d'intelligence, lui ont fait prendre de fortes doses d'opium en guise de médecine, après quoi des bains froids et je ne sais quelles drogues encore qui lui ont causé un relâchement total des nerfs; leur dessein était de le faire passer pour imbécile, afin de s'approprier la régence du royaume. Ils ont été prévenus par bonheur, mais le roi est encore dans un état pitoyable, et je ne sais si les plus habiles médecins pourront le guérir. J'aimerais mieux que des scélérats conspirassent contre la vie que contre la raison des souverains; il en ont d'ordinaire si peu qu'on ne doit pas leur envier la faible dose qu'ils en possèdent.
Si les insectes de la littérature vous donnaient de l'opium, ils n'auraient pas tant tort; car, mettant Voltaire de côté, ils en paraîtraient moins médiocres; et que de beaux lieux communs on pourrait se répéter, en faisant la liste de tous les grands hommes qui ont survécu à eux mêmes! On dirait que l'épée a usé le fourreau, que le feu ardent de ce grand génie l'a consumé avant le temps, qu'il faut bien se garder d'avoir trop d'esprit, parce qu'il s'use trop vite. Que de sots s'applaudiraient de ne se pas trouver dans ce cas! et que de multitude d'animaux à deux pieds, sans plumes, diraient: Nous sommes bien heureux de n'être point de Voltaires! Mais heureusement vous n'avez point de médecin premier ministre qui vous donne des drogues pour régner en votre place; je crois même que la trempe de votre esprit résisterait à ses poisons de l'âme.
Je fais des vœux pour votre conservation; ils sont intéressés, vous devez me le pardonner en faveur du plaisir que vos ouvrages me font. Vale.
Federic