Au château de Ferney près de Genève, le 24 7bre 1771
Mr le comte de Huntingdon m'a fait l'honneur d'être dans mon hermitage.
Je ne vous ai point écrit; j'étais trop occupé à l'entendre. Je cherche ma consolation à son départ en vous écrivant, pour vous remercier de me l'avoir adressé. Il m'a fait le plaisir de me parler longtemps de vous; c'est de vous surtout que je lui ai demandé des nouvelles, beaucoup plus que je ne me suis informé de vos aldermen, et de vos sheriffs, et de toutes ces tracasseries.
Jouïssez d'une vieillesse honorable et heureuse, après avoir passé par les épreuves de la vie. Jouissez de votre esprit, et conservez la santé de votre corps. Des cinq sens que nous avons en partage, vous n'avez qu'un seul qui soit affaibli, et milord Huntingdon assure que vous avez un bon estomac, ce qui vaut bien une paire d'oreilles. Ce serait peut-être à moi à décider lequel est le plus triste, d'être sourd ou aveugle, ou de ne point digérer. Je puis juger de ces trois états, avec connaissance de cause; mais il y a longtemps que je n'ose décider sur les bagatelles, à plus forte raison sur des choses si importantes. Je me borne à croire que si vous avez du soleil quelquefois dans la belle maison que vous avez bâtie, vous aurez des moments tolerables; c'est tout ce qu'on peut espérer à l'âge où nous sommes. Cicéron écrivit un beau traité sur la vieillesse, mais il ne prouva point son livre par les faits; ses dernières années furent très malheureuses. Vous avez vécu plus longtemps et plus heureusement que lui. Vous n'avez eu à faire, ni a des dictateurs perpétuels, ni à des triumvirs. Votre lot a été et est encore, un des plus désirables dans cette grande loterie, où les bons billets sont si rares, et où le gros lot d'un bonheur continuel n'a été encore gagné par personne. Votre philosophie n'a jamais été dérangée par des chimères, qui ont brouillé quelquefois des cervelles assez bonnes. Vous n'avez jamais été dans aucun genre, ni charlatan, ni dupe de charlatan, et c'est ce que je compte pour un mérite très peu commun, qui contribue à l'ombre de félicité, qu'on peut goûter dans cette courte vie.
Recevez avec bonté les vœux sincères et inutiles, que je fais pour vous, mes regrets de ne pouvoir passer auprès de vous quelques uns de mes jours, avec mon tendre et respectueux attachement
le vieux malade de Ferney, V.