7 décembre 1766
Après avoir fait part de votre lettre à madame Geoffrin, mon illustre maître, je ne perdis pas un courrier.
Je suis surpris que vous ayez tardé à recevoir ma réponse. Il n'y avait rien qui dût l'arrêter en chemin. Ma voisine vous a répondu, et vous avez appris par elle que votre paquet m'avait été remis. Je ne dois pas vous cacher qu'elle aurait désiré que, dans la lettre que vous lui avez écrite, il y eût eu quelque chose de relatif au billet du roi de Pologne, sans doute afin d'envoyer votre lettre à sa majesté. Vous êtes à temps encore de lui donner cette satisfaction.
Votre lettre à Rousseau est un modèle de bonne plaisanterie. La raison, avec ce ton là, sera toujours désolante pour lui. Il est impossible qu'un grave charlatan n'en soit pas déconcerté. On croit ici qu'il va retourner triomphant à Genève, et que le peuple le nommera dictateur perpétuel. Je m'en réjouis d'avance pour les bonnes scènes que cette révolution va nous donner. Nous attendons de vous le pendant de la procession de Montauban.
A propos de Montauban, m. Ribote vous a écrit une relation des désastres de cette ville; il m'a envoyé copie de sa lettre, et m'a prié de la faire insérer dans les papiers publics. Au milieu de sa douleur, il me dit: M. de Voltaire, en m'écrivant quelque chose sur l'affaire d'Abbeville, m'a assuré que nous deviendrons anthropophages. Si cela arrive, je vous débarrasserai de m. Lefranc. Il ne fera plus de discours insolents ni de chansons insipides.
Bélisaire s'imprime. Il paraîtra vers le commencement de l'année. Vous trouverez, mon illustre maître, que c'est bien peu de chose en comparaison de ce que le sujet annonce; mais la liberté est l'âme du génie, et l'on n'est pas libre d'écrire ici tout ce qu'on pense. La ligne des choses permises est comme une corde sur laquelle nous dansons avec un balancier. Mademoiselle Duranci a repris son début par le rôle d'Idamé; elle y est fort applaudie, et, ce qui vaut encore mieux, elle fait verser des pleurs.
Nous sommes occupés à l'Académie à examiner les discours sur la guerre et la paix. Il y a vingt pièces au concours. Je ne puis vous dire encore s'il y en a de bonnes; mais quelques unes s'annoncent bien.
Adieu, mon illustre maître. Tous les talents qui aspirent à la gloire, aspirent aussi à l'honneur de vous donner le même nom que moi, et vous aurez sans peine de plus dignes élèves; mais aucun ne vous sera jamais plus tendrement ni plus respectueusement attaché.