1776-11-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François Dufour, seigneur de Villevieille.

Il ne faut pas s'étonner, monsieur, qu'un pauvre homme houspillé par quatre-vingt-deux ans, par quatre-vingt-deux maladies, et par autant d'affaires désagréables, ait tant tardé à vous répondre. Ma plume n'a pu suivre mon cœur. Je ne sais à présent où vous prendre; mais je présume que vous pouvez être encore chez vous puisque vous n'avez point passé par votre hôtellerie de Ferney qui est sur le chemin de Paris. Vous n'auriez pas trouvé la ville de Ferney absolument bâtie et pavée. Elle ne fait que décroître depuis l'aventure de mr Turgot. Les orages de la cour sont un peu retombés sur nous; il a un peu grêlé sur notre persil. Nous aurions été trop heureux si nous avions été toujours ignorés. Notre désastre ne m'a pas empêché de m'intéresser à la fête que Monsieur a donnée à monsieur son frère, et à sa belle-sœur, et même d'y avoir un peu de part.

On dit que toutes les pièces nouvelles à Fontainebleau ont fait la culbute, excepté celle du jeune Champfort. Cela ne m'étonne point. Ce jeune homme a du talent, de la sensibilité, de la grâce et fait des vers très heureux. Il mérite de l'être, et on dit qu'il ne l'est pas; mais qui l'est, au bout du compte? On dit que c'est mr Neker; il a l'air, en effet, d'avoir attrapé le gros lot à la loterie de ce monde.

Je vous souhaite bien sincèrement quelqu'un des lots qui viennent immédiatement après. Votre dignité suisse ne me paraît pas suffisante pour vous. Voilà encore un gros lot pour mr de Montbarey; il est, dit on, secrétaire d'état de la guerre. Je ne l'assure pas, car on me l'a dit. Si cela est tout est double à Versailles, et il y a même bien des cœurs qui le sont. Le vôtre n'est pas de cette espèce; le mien est à vous pour ma vie, et ce n'est pas pour longtemps.

V.

Made Denis est bien sensible aux marques d'amitié que vous lui donnez.