Potsdam, ce 16 septembre 1771
Un homme qui a longtemps instruit l'univers par ses ouvrages peut être regardé comme le précepteur du genre humain; il peut être par conséquent le conseiller de tous les rois de la terre, hors de ceux qui n'ont point de pouvoir.
Je me trouve dans le cas de ces derniers à Neufchâtel, où mon autorité est pareille à celle qu'un roi de Suède exerce sur ses diètes, ou bien au pouvoir de Stanislas sur son anarchie sarmate. Faire à Neufchâtel un conseiller d'état sans l'approbation du synode serait se commettre inutilement.
J'ai voulu, dans ce pays, protéger Jean Jacques, on l'a chassé; j'ai demandé qu'on ne persécutât point un certain Petitpierre, je ne l'ai pu obtenir.
Je suis donc réduit à vous faire l'aveu humiliant de mon impuissance. Je n'ai point eu recours, dans ce pays, au remède dont se sert la cour de France pour obliger les parlements du royaume à savoir obtempérer à ses volontés. Je respecte des conventions sur lesquelles ce peuple fonde sa liberté et ses immunités, et je me resserre dans les bornes du pouvoir qu'ils ont prescrites eux mêmes, en se donnant à ma maison. Mais ceci me fournit matière à des réflexions plus philosophiques.
Remarquez, s'il vous plaît, combien l'idée attachée au mot de liberté est déterminée en fait de politique, et combien les métaphysiciens l'ont embrouillée. Il y a donc nécessairement une liberté; car comment aurait on une idée nette d'une chose qui n'existe point? Or je comprends par ce mot la puissance de faire ou de ne pas faire telle action, selon ma volonté. Il est donc sûr que la liberté existe; non pas sans mélange de passions innées, non pas pure, mais agissant cependant en quelques occasions sans gêne et sans contrainte.
Il y a une différence, sans doute, de pouvoir nommer un conseiller (soi disant) d'état, ou de ne le pouvoir pas: celui qui le peut a la liberté; celui qui ne saurait le breveter ne jouit pas de cette faculté. Cela seul suffit, me semble, pour prouver que la liberté existe, et que par conséquent nous ne sommes pas des automates mus par les mains d'une aveugle fatalité. Passez moi ces petites réflexions; c'est le dernier renvoi que me cause l'indigestion du Système de la nature.
C'est ce système de la fatalité qui met l'empire ottoman à deux doigts de sa perte. Tandis que les Turcs se tiennent comme les quakers, les bras croisés, pour attendre le moment de l'impulsion divine, ils sont battus par les Russes. Et ce léger échec que vient de recevoir un détachement du prince Repnin ne doit pas enfler l'espérance de Moustapha jusqu'à lui faire croire qu'une bagatelle de cette nature puisse entrer en comparaison avec cet amas de victoires que les Russes ont entassées les unes sur las autres.
Tandis que ces gens se battent pour les possessions de ce monde-ci, les Suisses font très bien d'ergoter entre eux pour les biens de l'autre monde; cela fournit plus à l'imagination; et quand on n'a point d'armée pour conquérir la Valachie, la Moldavie, la Tartarie, on se bat avec des paroles pour le paradis et l'enfer. Je ne connais point ce pays là; Delisle n'en a pas encore donné la carte. Le chemin qui doit y mener traverse les espaces imaginaires, et jamais personne n'en est revenu. N'allez jamais dans ces contrées, pires que les hyperboréennes.
Quelqu'un qui vous a vu m'assure que vous jouissez d'une très bonne santé. Ménagez ce trésor le plus longtemps que possible: un tiens vaut mieux que dix tu auras. Que Vénus nous conserve le chantre des Grâces; Minerve, l'émule de Thucydide; Uranie, l'interprète de Newton; et Apollon, son fils chéri, qui, surpassant Euripide, égala Virgile: ce sont les vœux que le solitaire de Sans-Souci fait et fera sans fin pour le patriarche de Ferney.
Frederic