à Ferney ce 8 avril 1771
Mon très cher philosophe, je vous rends mille grâces des moments agréables que vous m’avez fait passer.
J’ai entendu la lecture de vos deux discours; car il ne m’est pas permis de les lire; nos neiges ont mis mes yeux dans un si triste état, que me voilà un petit Thyresie, un petit Œdipe, et j’ai bien la mine de rester aveugle pour le peu de temps que j’ai encore à vivre.
Je n’entendrai jamais rien dans les champs élysées, où je compte bien aller, qui vaille votre Dialogue entre Descartes et Christine. Je ne sais rien de plus beau que votre éloge du roi de Prusse. Il ne vous avouera pas tout le plaisir qu’il aura eu d’être si bien peint par vous dans l’académie des sciences, mais il le sentira de toutes les puissances de son âme. Non personne n’a rendu la philosophie et la littérature plus respectables. Il n’y a peut-être à présent que notre cour qui n’en sente pas le prix mais je lui pardonne si elle établit en effet six conseils pour rendre gratuitement la justice, et si elle paye les frais que les pauvres diables de seigneurs de paroisses font pour la rendre dans leurs taudis. Cela me paraît un des plus beaux règlements du monde. Je serai attaché jusqu’à mon dernier soupir à un ministre qui m’a fait beaucoup de bien. Je ne le serai point du tout à des corps qui ont fait du mal. Et puis d’ailleurs, comment aimer une compagnie? On ne peut aimer que son ami ou sa maîtresse.
Je pense, puisqu’il faut servir, qu’il vaut mieux servir sous un lion de bonne maison que sous des rats mes confrères, dont la conduite est ridicule et insolente. Vous savez d’ailleurs quel sang crie vengeance. Vous savez qui le premier a persécuté l’Encyclopédie; et quand on voit les oppresseurs opprimés à leur tour, on doit bénir dieu.
Adieu, mon cher ami, je vous recommande beaucoup de courage et beaucoup de mépris pour le genre humain.