Nyon, pays de Vaud, Canton de Berne ce 12 de mars 1771
Cher et respéctable Ami,
… Si je voulois vous marquer les noms de toutes les personnes illustres qui m'ont chargé plusieurs foix de vous assurer de leur profonde vénération, je donnerois allors trop d'étendue à la présente.
Je me bornerois donc à ne faire mention que de mr Tissot, de Correvon à Lausanne, L'avocat général de Servan qui y étoit venu pour sa santé et de deux demoiselles qui vous ont dédié une tragédie. Les plus empressés de Genève sont Le Sage, Mallet, et le célèbre Bonnet.
Toutes les foix que j'ai êté à Fernex Le grand Voltaire ne cessait de prononcer vôtre nom avec ces épenchemens de coeur que vous avez sçu éxciter dans les hommes le plus célèbres. En lui ayant envoié un Exemplaire de mon ouvrage il m'a répondu par une lettre fort agréable et par un présent de trois volumes de ses questions sur l'Encyclopedie. Mais à propos de Fernex sachez que j'y ai trouvé dans le mois d'Août mr d'Alembert, qui s'entretient aussi longtems en parlant de vous. Il avoit décidé de faire un voyage d'Italie, mais il a après changé d'avis.
Depuis que je suis dans ces pays j'ai fait un séjour de trois jours à Lausanne, six à Genève et dans ces campagnes. J'ai été à Vevai, à Yverdun, Neufchatel, Orbe, Aubonne, j'ai fait le tour du beau lac Leman abusivement dit le Lac de Genève. J'ai visité les glaciers en différentes montagnes curieuses de la Savoye et du Vallois.
Je me trouve depuis le commencement du mois de Décembre dans cette petite ville située aux bords du Lac. J'y jouis d'une vie douce et paisible. Je passe la matinée en travaillant dans mon cabinet, l'après midi en poursuivant un cours de physique expérimentale chez mr L'Epinace, Anglois qui est ici pour faire compagnie à sa soeur qui ÿ est marié à un homme assez opullent. Le dit sçavant Anglois est membre de la société Royale de Londre, il a un cabinet assez bien fourni d'instrumens et de machines, et sur tout beaucoup de complaisance et d'amitié pour moi. J'emplois la soirée aussi fort agréablement en m'entretennent avec mr Smit, auteur des essais sur divers sujets intéressans de politique et de morale. C'est un homme qui a beaucoup d'érudition. Il est grand admirateur de vos ouvrages, et de vôtre respéctable personne. Il est fort lié avec l'Abbé Morlet vôtre traducteur, avec mr Diderot, Elvetius, et avec la maison du Baron d'Olback de Paris. Je goûte dans ces paÿs de l'estime et de l'amitié de tous ses habitans, gens fort polis et ajant l'esprit cultivé. On me recherche beaucoup, l'on me visite avec fréquence. Je fais de tems en tems quelque aparition dans leurs assemblées. Vous ne serez pas surpris si cela m'arrive aussi rarement qu'il est possible, vous sçavez très bien que je n'aime pas à chercher baguet ni à m'ennuier non plus à Wisck. Passons à des nouvelles littéraires.
La Dunciade est presque finie d'imprimer à Genève. Mr Palissot son Auteur me l'a lue entièrement avant mon départ de cette ville. C'est une satyre mordante conte les encyclopédistes. Voltaire y est respecté. Il n'est pas parlé de mr d'Alembert, et J. J. est fort ménagé. Le Héros de la pièce est la sottise qui convoitise Marmontel qui se montre amoureux d'elle et fort empressé à la séduire. Diderot et autres auteurs respectables y sont traités avec le dernier mépris. Elle est remplis de passages annoncés avec une imagination vive et féconde; mais elle est en même tems trop outrageante. L'Auteur m'en ajant demandé l'avis je lui ai répondu avec courage s'il ne craignoit point les coups de batton ou bien la Bastille.
On continue toujours à parler du sistème de la nature. Je désirerois de sçavoir s'il est connu en Italie et s'il a fait de prosélites. Mr de la Lande ajant passé par par ces pays il en parla avec avec un si grand enthusiasme, qu'il eut plusieurs querelles avec des ministres qui lui ont répondu par quelque injure, comme font les gens d'église dans toutes les Religions et dans tous les pays.
Mr Bonnet fait actuellement imprimer un Ouvrage, dont il m'en a promis un exemplaire. Il y aura de preuves intéressentes et profundes en faveur de la divinité. Si vous le voulez vous n'avez qu'à me ordonner, je vous le procurerois.
Mais puisque je parle d'Ouvrages, je ne puis me dispenser de vous faire bien des excuses si j'ai osé répondre à l'extrait de la lettre que mr Linguet vous a écrit au sujet de la peine de mort. Si l'on m'eût comuniqué la lettre entière, j'aurois peut être allors donné plus d'étendue à ma réponce. J'ai même fait une traduction que j'ai placé à la fin du second volume. Excusez donc, si j'ai osé me prendre une telle liberté. Ma défence sera à vôtre Ouvrage comme les mouches que l'on met sur les beaux visages pour en faire briller les traits et les charmes….
C. de Gorani