à Ferney 18e février 1771
Ouï mon héros, je vous l’avoue, j’ai ri un peu quand vous m’avez mandé que vous aviez la goute.
Mais sçavez vous bien pourquoi j’ai ri? C’est que je l’ai aussi. Il m’a paru assez plaisant qu’aiant pensé comme vous prèsque en toutes choses, aiant eu les mêmes idées, j’aie aussi les mêmes sensations. Dieu m’avait fait pour être réformé à vôtre suitte. C’est bien dommage que je sois toujours si éloigné de vous, et que je sois une planette si distante du centre de mon orbite.
D’Argens vient de mourir à Toulon. Il ne vous reste plus que moi de vos anciens serviteurs baffoués ou par vous, ou par les rois. Je le suis fort aussi par la nature, mes yeux à l’écarlate sont absolument aveuglés par la neige à l’heure que je vous écris.
Je cours actuellement ma soixante et dixhuitième année, et vous êtes un jeune de près de soixante et quinze. Voilà, si je ne me trompe, le tems de faire des réflexions sur les vanités de ce monde. Deux jours que j’ai à vivre et une vingtaine d’années qui vous restent ne diffèrent pas beaucoup.
Je ris des folies de ce monde encor plus que de la goute, mais je ne ris point quand mon héros me gronde selon sa louable coutume, de ne lui avoir pas envoié je ne sçais quels livres imprimés en Hollande dont il me parle. Voulait-il que je les lui envoiasse par la poste afin que le paquet fût ouvert, saisi, et porté ailleurs? m’a t-il donné une adresse? m’a t-il fourni des moiens? ignore t-il que je ne suis ni en Prusse, ni en Russie, ni en Suede, ni en Dannemark, ni en Angleterre, ni en Hollande, ni dans le nord de l’Allemagne où les hommes jouïssent du droit de savoir lire et écrire?
Ne se souvient-il plus du pauvre garçon apoticaire qui fut, il y a deux ans, fouetté, marqué d’une fleur de Lys toute chaude, condamné aux galères perpétuelles par Messieurs, et qui mourut de douleur le lendemain avec sa femme et sa fille, pour avoir vendu dans Paris une mauvaise comédie intitulée la Vestale, laquelle avait été imprimée avec une permission tacite?
Ne vous souvient-il plus qu’un des plus horribles crimes mentionés dans le procez du chevalier de la Barre était d’avoir dans son cabinet des livres qu’on appelle deffendus? Ce qui joint à l’abomination de n’avoir pas ôté son chapeau pendant la pluie devant une procession de capucins, engagea les tuteurs des rois à lui faire couper le poing, à lui arracher la langue, et à faire jetter dans les flammes sa tête d’un côté et son corps de l’autre?
Ne saviez vous pas, mon héros, que, parmi ces Welches pour lesquels vous avez combattu sous Louis 14 et sous Louis 15 pendant soixante ans, il y a des tigres acharnés à dévorer les hommes, comme il y a des singes occupés à faire la culbute?
J’ai été assez persécuté, je veux mourir tranquile. Dieu merci je ne fais point de livres puisqu’il est si dangereux d’en faire. J’achève ma vie au pied du mont Jura, et j’irais mourir au pied du Caucase si on me persécutait encor. J’eusse aimé mieux rire avec vous à Richelieu; mais mon héros est incapable de porter la philosophie jusques là. Il sera dans le tourbillon jusqu’à l’âge de quatre vingt dix ans, comme le Duc d’Epernon qui ne le valait pas. Il faut que chaque individu remplisse sa destinée.
Je vous remercie très tendrement d’avoir favorisé mr Gaillard qui en est digne.
Je crois vôtre goute aussi légère que vôtre brillante imagination. Il n’est pas possible que vous étant baigné prèsque tous les jours l’accez soit bien violent et bien douloureux. La mienne est peu de chose aussi; mais mes yeux, mes yeux, voilà ce qui m’accable. Je ne conçois pas comment Made Du Deffant peut être si gaie et si sémillante après avoir perdu la vue. Dieu vous conserve vos deux yeux qui ont été tant lorgneurs et tant lorgnés! Dieu vous conserve tout le reste! Ne grondez plus vôtre vieux serviteur qui assurément ne le mérite pas.
Vous souvenez vous de Couratin qui avait toujours tort avec vous quelque chose qu’il fit?
Permettez moi de me mettre aux pieds de madame la Comtesse D’Egmont.
Le vieil hermite