1771-01-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

A l’auguste prophète de la nouvelle loi,

Grand prophète, vous ressemblez à vos devanciers envoyés du très haut: vous faites des miracles.
Je vous dois réellement la vie. J’étais mourant au milieu de mes neiges helvétiques, lorsqu’on m’apporta votre sacrée vision. A mesure que je lisais, ma tête se débarrassait, mon sang circulait, mon âme renaissait; dès la seconde page je repris mes forces, et par un singulier effet de cette médecine céleste, elle me rendit l’appétit en me dégoûtant de tous les autres aliments.

L’éternel ordonna autrefois à votre prédécesseur Ezéchiel de manger un livre de parchemin; j’aurais bien volontiers mangé votre papier, si je n’avais cent fois mieux aimé le relire. Oui, vous êtes le seul envoyé de Jéhova, puisque vous êtes le seul qui ayez dit la vérité en vous moquant de tous vos confrères; aussi Jéhova vous a béni en affermissant votre trône, en taillant votre plume, et en illuminant votre âme.

Voici comment le seigneur a parlé:

C’est lui dont j’ai prédit: il aplanira les hauts, il comblera les bas; le voilà qui vient: il apprend aux enfants des hommes qu’on peut être valeureux et clément, grand et simple, éloquent et poète: car c’est moi qui lui appris toutes ces choses. Je l’illuminai quand il vint au monde, afin qu’il me fît connaître tel que je suis, et non pas tel que les sots enfants des hommes m’ont peint. Car je prends tous les globes de l’univers à témoin que moi leur formateur je n’ai jamais été ni fessé ni pendu dans ce petit globule de la terre; que je n’ai jamais inspiré aucun Juif, ni couronné aucun pape; mais que j’ai envoyé, dans la plénitude des temps, mon serviteur Frédéric, lequel ne s’appelle pas mon oint, car il n’est pas oint; mais il est mon fils et mon image, et je lui ai dit: Mon fils, ce n’est pas assez d’avoir fait de tes ennemis l’escabeau de tes pieds et d’avoir donné des lois à ton pays, il faut encore que tu chasses pour jamais la superstition de ce globe.

Et le grand Frédéric a répondu à Jéhova: Je l’ai chassé de mon cœur, ce monstre de la superstition, et du cœur de tout ce qui m’environne; mais, mon père, vous avez arrangé ce monde de manière que je ne puis faire le bien que chez moi, et même encore avec un peu de peine.

Comment voulez vous que je donne du sens commun aux peuples de Rome, de Naples et de Madrid? Jéhova alors a dit: Tes examples et tes leçons suffiront; donnez en longtemps, mon fils, et je ferai croître ces germes qui produiront leur fruit en leur temps.

Et le grand prophète a répondu: O Jéhova, vous êtes bien puissant, mais je vous défie de rendre tous les hommes raisonnables. Croyez moi, contentez vous d’un petit nombre d’élus: vous n’aurez jamais que cela pour votre partage.