Par Versoy, pour le château de Ferney, 20e avril 1770
Je suis enchanté quand vous avez la bonté de m'écrire, mais je ne me plains point quand vous me négligez.
Il faudrait que je radotasse cent fois plus que je ne fais pour éxiger que mon héros, Vice-roi d'Aquitaine, premier gentilhomme de la chambre, entouré d'enfans, de parents, d'amis, d'affaires considérables domestiques et étrangères, eût du tems à perdre avec ce vieux solitaire qui vous sera attaché jusqu'à son dernier moment.
Je m'attendais bien, Monseigneur, que les souvenirs de Made De Caylus vous en rappelleraient beaucoup d'autres. Ils ne disent prèsque rien, mais ils rafraichissent la mémoire sur tout ce que vous avez vu dans vôtre première jeunesse. Tout est précieux du siècle de Louis 14, jusqu'aux bêtises du valet de chambre La Porte. Je ne crois pas qu'il y ait un seul nom des personnes dont sa cour était composée qui ne puisse exciter encor de l'attention, nonseulement en France, mais chez les étrangers.
Il faut à présent aller en Russie pour voir de grandes choses. Si on vous avait dit dans vôtre enfance qu'il y aurait à Moscou des Carouzels d'hommes et de femmes plus magnifiques et plus galants que ceux de Louis 14, si on avait ajouté que les Russes qui n'étaient alors que des troupeaux d'esclaves sans habits et sans armes, feraient trembler le Turc dans Constantinople, vous auriez pris ces idées pour des contes des mille et une nuits.
L'impératrice me fesait l'honneur de me mander il n'y a pas quinze jours, qu'elle ne manquait et ne manquerait ni d'hommes, ni d'argent. Pour des hommes il y en a en France, et pour de l'argent vôtre Controlleur général doit en avoir, car il nous a pris tout le nôtre. La bombe a crevé sur moi, il m'a pris deux cent mille francs qui fesaient tout mon patrimoine, et que j'avais mis entre les mains de Mr De La Borde. Si cet holocauste est utile à l'état je fais le sacrifice sans murmurer. J'avais déjà partagé mon bien comme si j'étais mort. Mes besoins se réduiront à peu de chose pour quelques jours que j'ai encor à vivre; ainsi je ne regrete rien.
Vous avez eu trop de bonté de vous arranger si vite avec ma famille. Vous savez que j'étais bien éloigné de demander pour elle un paiement si prompt. Je serais extrêmement affligé que vous vous fussiez gêné.
Je ne sais pas à quoi aboutiront toutes les secousses qu'on donne aux fortunes des particuliers. J'imagine toujours que le gouvernement sera prudent et équitable.
Je ne m'attendais pas que mon neveu qui a eu l'honneur de vous parler fût jamais juge de M: Le Duc D'Aiguillon; celà me parait ridicule. Je suis entouré de ridicules plus sérieux. Vous savez sans doute qu'il y a eu du monde de tué à Genêve, et que ces pauvres enfans de Calvin sont sous les armes depuis deux mois. Genêve n'est plus ce que vous l'avez vue. Mon petit château que vous avez daigné honorer de vôtre présence, et que j'ai beaucoup agrandi depuis, est plein actuellement de genevois fugitifs à qui j'ai donné un azile. J'ai eu chez moi des blessés, la guerre a été à ma porte. La République a envoié mon Libraire en ambassade à Versailles; je m'imagine que le Roi lui enverra son relieur pour mettre la paix chez elle.
Je conçois que vous avez des affaires qui doivent vous occuper d'avantage. Les tracasseries de ce monde ne finissent point tant qu'on est sur le trottoir. La Fontaine avait bien raison de dire
On n'atrape jamais le repos après lequel tout le monde soupire, le repos n'est que dans le tombeau.
J'ai été sur le point de le trouver au milieu de mes neiges il n'y a pas longtems. J'en suis encor entouré l'espace de quarante lieues; il y en a actuellement de trente pieds de hauteur dans les abîmes du mont Jura. La Sibérie est le paradis terrestre en comparaison de ce petit morceau.
Franchement j'aurais mieux aimé vous faire ma cour dans vôtre beau palais qui est aussi brillant que vôtre place Roiale était triste. Mais je vois bien que je mourrai sans avoir eu la consolation de vous revoir, et celà me fâche.
Si vous êtes le Doyen de nôtre Académie, je suis moi le doyen de vos courtisans; il n'y a personne en France qui puisse me disputer ce tître.
Je suis enchanté que vous aiez rendu Mlle Clairon au Théâtre. Je ne jouïrai pas de cette conversion, mais le public vous en saura gré (si le public sait jamais gré de quelque chose). On passe sa vie à travailler pour des ingrats. On voit deux ou trois générations passer sous ses yeux, elles se ressemblent comme deux goutes d'eau. J'entends pour les vices du cœur, car pour les beaux arts et le bon goût c'est autre chose. Le bon tems est passé, il faut en convenir. Envelopez vous dans vôtre gloire et dans les plaisirs, c'est assurément le meilleur parti. Vous pouriez très bien quand vous serez dans le roiaume du prince noir, vous donner l'amusement de faire jouer les Guêbres. Il y a là un jeune avocat général, Mr Du Paty, qui pétille d'esprit, et qui déteste cordialement les prêtres de Pluton. Il est idolâtre de la Tolérance. Mon apostolat n'a pas laissé de faire fortune parmi les honnêtes gens; c'est ce qui berce ma vieillesse. Mais ce qui la bercerait avec plus de charmes, ce serait de vous aporter ma maîgre figure avec mon très tendre et très profond respect.
En attendant, je prierai Dieu pour vous en qualité de bon capucin. Cette nouvelle dignité dont je suis décoré a beaucoup réjouï Ganganelli, qui est envérité un homme de beaucoup d'esprit.
Daignez recevoir ma bénédiction comme vous la reçûtes à nôtre Dame de Cléri.
frère François, Capucin indigne