10^e Janv: 1770, à Ferney

Mon cher Conseiller, je ne sais si vous savez que le vice-roi d'Aquitaine dit un jour à mad^e de s^t Julien que je lui avais envoié mad^e Denis en qualité de sergent pour lui aporter un exploit.
Ce discours que je ne savais pas fait assez comprendre qu'il regarderait nôtre nouvel arrangement comme un nouvel affront, et qu'il en pourait résulter des suites assez désagréables dans la situation où il est, et dans celle où je suis. Nous concluons, mad^e Denis et moi, qu'il ne faut pas toucher présentement cette corde, et qu'on ne peut emploier avec lui que des voies d'insinuation.

Je pense donc, sauf vôtre meilleur avis, qu'il n'est pas mal à propos que vous vousserviez de la première procuration; moiennant laquelle il n'est pas possible que vous ne touchiez dans l'année une somme considérable de Rechicourt. Vous la partagerez entre vous à Paris; j'en donnerai mon reçu. C'est je crois le meilleur parti qu'on puisse prendre dans le moment présent. Rechicourt doit actuellement environ trente mille livres; prenez ce qu'on vous donnera à bon compte, arrangez vous tous trois. L'affaire est nette et claire, ce n'est pas là un procez; ce n'est qu'une procédure légale, une admission légitime au rang des créanciers, une formalité requise qui ne blesse personne; et il est certain que sur cette formalité vous toucherez de l'argent, chose fort difficile à toucher par le tems qui court.

A l'égard du vice-roi, mad^e Denis s'en charge. On est bien heureux de n'avoir pas son argent sur les postes. Nous sommesdans les tems héroïques; voilà cinq Catons qui se sont tués sans qu'ils aient eu pourtant à faire à des César, ni qu'ils aient lu le traitté de l'immortalité de l'âme de Platon. Il est plaisant qu'on aime tant l'argent et qu'on aime si peu la vie.

Voilà donc pour la seconde fois un controlleur général de vôtre corps; tâchez de l'être à vôtre tour. Le poste est scabreux. Il ne s'agit pourtant que d'égaler la recette à la dépense; et on dit que c'est là le difficile. Ce miracle arriva, dit-on, sous un nommé Jean Baptiste Colbert, et précédemment sous un Maximilien de Rosni.

On prétend qu'il règne à Paris un luxe prodigieux, moiennant quoi tout le monde se plaint et crie. C'est un beau contraste de splendeur et d'ordure que vôtre ville. Les campagnes sont plus simples et plus honnêtes. Mad^e Vôtre mère a bien raison d'y passer neuf mois de l'année. Quand elle y en passera douze je la tiendrai entièrement philosophe.

Je vous embrasse du meilleur de mon cœur, vous et toute vôtre famille soit chrétienne, soit turque.

V.