1770-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph Michel Antoine Servan.

Monsieur,

Vous croiez bien que si j'avais été en vie, je vous aurais remercié le jour même que je reçus vôtre paquet.
J'ai été dans un état bien déplorable, mais je vous relis, et je me porte bien. Je me suis demandé à moi même, pourquoi tous les discours du chancelier d'Aguessau me refroidissent, et pourquoi tout ce que vous écrivez m'échaufe? C'est que vous parlez du cœur, et qu'il ne parle que de l'esprit; il est rhéteur, et vous êtes éloquent. C'est pourtant le premier homme qu'ait eu le parlement de Paris.

Vous avez tout deux traitté l'article des spectacles. En vérité la différence qui est entre vous et lui, c'est qu'il a traitté ce sujet en pédant et je crois en lisant le peu que vous en avez dit que vous avez fait quelque bonne Tragédie.

Je ne suis point du tout honteux de ne pas mériter les éloges dont vous m'honorez. Je sais bien que personne ne peut aller au delà des bornes que la nature a prescrites à son talent. Il ne faut point rougir de n'avoir pas six pieds de haut quand on n'en a que cinq. Je n'ai jamais été où je voulais aller, mais je suis né extrêmement sensible. Je le suis à soixante et seize ans comme à vingt cinq. C'est cette sensibilité qui m'attache infiniment à vous, Monsieur; c'est elle qui me fait retrouver mon âme toute entière quand je lis vos Lettres, dans lesquelles la vôtre se peint avec de si vives couleurs.

Je retombe de vous à Mr D'Aguesseau pour vous dire que je suis indigné que dans une instruction sur l'étude du droit écclésiastique, il dise sans façon qu'il y a deux puissances, c'est dire plus que Jesu Christ n'a avancé. Est-ce donc là cet homme qui forgeait à Fresne des boucliers sur l'enclume des libertés gallicannes contre les prétendues foudres de Rome!

Savez vous bien, Monsieur, qu'il n'y a pas quatre ans qu'un Evêque de Russie (et ces gens là sont plus savants qu'on ne croit), s'avisa de soutenir la doctrine des deux puissances? Ses confrères le déposèrent, le condamnèrent à faire pénitence dans un couvent, et Catherine lui fit grâce.

Croiez moi, nous autres gaulois nous venons les derniers en tout; mais enfin, nous arrivons, et j'espère que vous ferez doubler le pas à vos contemporains. Il s'est élevé depuis peu un cri général dans l'Europe, mais ce n'est encor qu'un cri. On se moque de Rome, mais on lui paie des annates. On donne de l'argent à la daterie pour épouser sa nièce, et on en donnerait pour épouser sa fille. Si jamais il y eut une chose qui dut dépendre de la grande police, c'est assurément la nourriture des cultivateurs. Mais à la honte de la raison et de la magistrature c'est un Evêque qui permet ou qui deffend de manger des œufs pendant quarante jours à des gens qui ont à peine des œufs, et on souffre de ces absurdités, et tous les gens du roi, c'est à dire du peuple, ne se liguent pas d'un bout du roiaume à l'autre contre un tel abus. Je vous demande pardon pour gros Jean qui remontre à plus que son curé. Le vieux gros-Jean a de grandes espérances en vous, et il est pénétré pour vous, Monsieur, de tendresse et de respect.

V.