[de Fernex] 31 juillet 1769
Votre lettre du 23 juillet ma chère amie ne répond point à trois autres lettres que probablement vous n'avez reçues qu'après m'avoir écrit.
Mais les projets que vous avez me comblent de joye. J'étais très incertain sur le parti que je devais prendre, et je vous avoue que je le suis encore.
Je voulais vous prévenir très incognito, et croiez que rien n'est plus aisé. Vous voulez venir avec des Franches. Je suis partagé entre l'extrême désir de vous voir et le besoin que j'ay de vous à Paris.
Vous ne me dites pas un seul mot du fracas qu'a fait d'abord l'affaire que vous savez, ny des résolutions qu'on prend. Vous m'aviez dit que Marin de concert avec vous, ferait entrer les autres éditions honnêtes qui vont paraitre. Vous ne me dites rien de l'ouvrage de ce jeune homme. Mais vos projets de nous rejoindre me touchent, au point que j'en oublie tout le reste.
Je considère en même temps qu'il ne faut pas abandonner l'affaire de l'abbé Blet. Elle est importante. Vous me dites qu'on vous donnera de l'argent dans quinze jours. C'est un préalable par le quel vous devez commencer. Si vous partiez sans avoir rien reçu, vous vous trouveriez extrêmement embarassée. Je suis précisément avec Monsieur le duc de Virtemberg comme vous avec l'abbé Blet et son maréchal. Touttes ces affaires sont sûres, mais il faut attendre, et lors que je suis forcé d'attendre, je ne sçais point dépenser. Dès que les princes me manquent, je vis en philosophe.
Si vous venez ma chère amie partager ma solitude, la vie que je mène vous étonnera. Pourez vous la supporter? Ce qui fait ma consolation fera t'il la vôtre? Je tremble que vous ne soyez pas heureuse. Ne serez vous pas effrayée d'une solitude dans un désert au milieu des neiges? Plus de fêtes, plus de spectacles, plus même de société. Une parisienne poura t'elle me supporter? Je frémis d'un cocher de Paris. Je n'ay que des chartiers qui sont excellents cochers dans l'occasion. Vos chevaux parisiens ne voudront jamais trainer du foin.
On dit que vous n'avez plus Maton. Vous seriez bien étonnée de trouver icy la femme de chambre la plus adroite, la plus propre, la meilleure couturière, la tailleuse la plus élégante. Vous auriez la Barberac en sous ordre. Vous retrouveriez la Vigne qui est sédentaire. Mais un monsieur, laquais de Paris, épouvante nos pénates rustiques. J'élève deux petits garçons à qui je fais arranger de la paille et des pierres. Un laquais parisien qui n'est bon qu'à monter derrière un carosse est un monstre à mes yeux. Nous ferons nos arrangements quand vous serez déterminée. J'aimerais mieux vous venir trouver. J'aimerais mieux passer avec vous l'hiver dans un pays chaud, mais votre volonté soit faitte. Mandez moy vos derniers arrangements afin que je vous fasse mes dernières réponses. Nous verrons comment la providence ajustera l'automne de votre vie avec le triste hiver de la mienne. Quelque chose qui m'arrive, je vivrai et je mourrai en vous aimant, et mon cœur sera le même tant que j'en aurai un.
V.