1769-07-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je supose, ma chère amie, que vous avez reçu toutes mes lettres.
Je n'en ai point reçu de vous depuis le 4 juillet.

Je crois que vous connaissez mr le comte de Shomberg, maréchal de camp. C'est un des meilleurs officiers qu'il y ait en France, où une branche de sa maison est établie depuis longtems, et un très aimable philosophe. Il faut à mon gré ou vivre seul, ou vivre avec de tels hommes et avec vous; il arriva à Ferney le 14 au soir avec une lettre de mr le Duc De Choiseul qui le regarde comme un de ses meilleurs amis, et il est bien digne de l'être. Il en avait une aussi de made la Duchesse de Grammont. A l'égard de made la Duchesse de Choiseul elle n'y fait pas tant de façon. Elle écrit par la poste et contre signe.

Mr De Choiseul qui a donné au roi un roiaume et un pape paraît avoir plus de gaieté et plus d'esprit que jamais. De si beaux succez doivent en éffet mettre un ministre de bonne humeur.

Nôtre commandant mr De Jaucourt est venu avec mr De Shomberg à Ferney. Je n'étais pas trop de bonne humeur moi chétif, quand ils arrivèrent. Je n'étais que tranquile. J'avais eu je ne sais quel étourdissement, je ne sais quel éblouïssement, une si grande faiblesse, un pouls si extraordinaire que j'avais tout l'air d'être à la fin de ma singulière carière, et du songe de ma vie. Cet accident est passé, mais j'avais fait mon paquet. Je les ai tout deux informé des détails de toute l'avanture du cuistre mitré d'Annecy. Ils ont bien compris qu'il fallait avoir un procez avec ce misérable, ou prendre le parti que j'ai pris.

Mon dessein était, ma chère amie, de venir vous prendre au mois d'octobre, de passer quinze jours à Paris, et de vous emmener dans vôtre château de Ferney; mais dans la crise où a été ma santé, et dans celle où sont actuellement mes petites affaires avec l'incomparable trésorier de mr le Duc de Virtemberg, je ne pourai probablement prendre d'autre parti que celui de vous attendre. Je vous déveloperai toutes mes idées quand je serai un peu plus au fait de mes affaires et de moi même. Vous arrangerez tout pour le mieux. La faiblesse où je suis ne me permet aujourd'hui que d'attendre et de me résigner.

Mr le premier président de Nicolaï m'avait promis de m'envoier les pièces du procez que son corps soutient aujourd'hui contre le parlement, mais la sagesse ordinaire du roi a éteint cette petite querelle. C'est une pièce à peu près comme celle des Guebres, elle ne sera point jouée. L'opéra comique du déserteur sera la seule chose qui occupera le public.

Mr le maréchal de Richelieu devrait bien faire jouer la Pandore de La Borde pour la fin de son année. On dit que la musique en est très embellie. D'ailleurs, cette fête convient à un mariage plus qu'on ne le croirait d'abord, c'est l'amour et l'espérance. Ces deux divinités consolent de tous les maux dont on dit que les dieux ont affligé nôtre petit monde. Le spectacle d'ailleurs serait très beau, et fournirait, à mon avis, une des plus belles fêtes qu'on eût jamais données. Probablement cette fête n'aura pas lieu puisque La Borde croit avoir besoin que j'en écrive au maréchal, premier gentilhomme des fêtes. Ce serait plutôt mr de Richelieu qui devrait prier mr De La Borde. Je suis si étrange à ce païs là, si peu au fait des saints et des saintes du jour, et si hors de combat, qu'il ne m'apartient guères de me mêler auprès de mr De Richelieu ni des affaires ni des plaisirs. On dit qu'il est plus jeune que jamais, mais moi je suis plus vieux que jamais. Je lui écris pourtant un petit mot touchant la boëte de Pandore et l'argent qu'il vous doit. Je vous dirai toujours, ne négligez point la succession de Guise. Il est ridicule et inconcevable que vous ne touchiez rien de douze ans d'arrèrages qu'on vous doit, lorsque vous êtes la première créancière. Ces discussions de partage sont un champ où les procureurs et les gens d'affaires font d'énormes moissons. Ils devraient bien au moins vous permettre de glaner ce qui vous apartient. Que ne chargez vous de cette affaire un bon procureur qui glanera aussi, et qui vous fera paier? N'en avez vous pas parlé à vôtre neveu d'Hornoy? Aurez vous passé dix huit mois à Paris sans pouvoir mettre ordre à l'injustice qu'on vous fait? Cette affaire très sérieuse me fait prèsque oublier la petite tracasserie de cette histoire en deux volumes que la malignité et l'ignorance s'efforçaient de m'attribuer. Je n'ai pas cru que ce ridicule pût mériter une sérieuse attention; j'ai traitté la chose avec un peu de mépris dans les papiers publics. Il y a des absurdités qu'il ne faut réfuter que dédaigneusement, et légèrement.

Voudriez vous bien me faire l'amitié de me mander ce que c'est que mr Nogué, beaufrère de mr De La Borde? quelle dignité a t-il dans le roiaume de France? de quoi est-il chargé?

Je vous embrasse de tout mon cœur, ma chère amie, quand j'aurai repris un peu ma tête je vous écrirai un peu plus au long.