1769-04-23, de Marie Louise Denis à Voltaire [François Marie Arouet].

Ce que vous me dites Mon cher ami au suget de vos pasques est ce qu'on peut dire de mieux, et j'ai fait usage de votre lettre dans toutes les occasions.
Chacun dit son mot et en général on ne sçait ce que l'on dit. On parle des choses quatre jours puis on en parle plus. C'est un drôle de païs que celui ci.

Votre santé m'inquiète. Il est très sûr que le genre de vie que vous avez pris n'est pas fait pour la randre bonne. Vous avez moins besoin de sossieté qu'un autre j'en conviens, mais pour quoi vous atrister à plaisir et vous tuer de travail sans aucune dissipassion que d'aller à la messe et d'avoir pour toute récréation le père Adam? Vous êtes né guai, la nature vous a prodigué tous ses dons, ne perdez pas celui de la guaité. Il fait vivre, il adoussit tous les maux, il ferait le bonheur de tous ceux qui vous approchent, et qui vous aiment (si vous vouliez vous laisser approcher). Je vois que tous les vieillars qui poussent fort loin leur carière sont guais et se dissipent. Vous m'avez reproché d'avoir randu votre maison trop vivante. Autrefois cela ne vous déplaisait pas. Il y avait beaucoup de monde les jours de comédie, mais auriez vous voulu qu'on jouât vos pièces aux chaises? Enfin je l'ai fait pour vous, et croiant que cela pourait vous plaire et vous délasser. Vous avez changé de façon de penser. Je crains que votre santé n'y perde. Du moins ne faudrait il pas prendre le caresme si haut, et avoir le soir quelqu'un avec qui vous puissiez vous délasser. Pour quoi atrister sa vie quand on a toutes les fassilités possible de la randre agréable. Soiez sûr qu'il n'y a pas un homme tel qu'il soit qui ne voulût être dans votre position. En changeriez vous avec un autre? Certenement non.

Je ne sçais ce que vous entandez en me disant que j'ai avancé Mon voiage de trois jours pour revoir mes parans, mes amis, les spectacles et pour jouir de tout ce que la Capitalle peut avoir d'agréments.

Vous sçavez mon cher ami que vous m'avez obbligée et forsée de sortir de chez vous, que ne pouvant y rester malgré vous, je vous ai suplié de me permettre de me retirer à Lion, que vous n'avez jamais voulu y consantir, qu'il m'a falu aller de force à Paris, que vous me demendiez tous les jours si mes paquets étoient faits, que vous le fesiez demender à tous les gens de la maison. Voilà ce qui m'a fait partir la mort dans le Coeur. Ce moment m'est toujours presant, il empoisonne ma vie, il me parait aussi nouveau que le premier jour. Peut être aurais je dû vous résister. Je n'en eus pas la force, j'avais le coeur crevé. Cependand, je ne vous fais aucun reproche, je n'ai pas cessé un moment de vous regraiter et de vous aimer. Je sens jusqu'au fond de l'âme tout ce que vous faites pour moi et je suis toujours à vos ordres. Vous ne m'empêcherez pas de vous reguarder comme mon père et Comme mon meilleur amy. Il y a trante deux ans que je vous aime de tout mon Coeur, et il y en a 26 que je vous suis attachée uniquement. Je ne changerai jamais.

Vous devez avoir reçu ma lettre par Perachon. Il mende ici qu'il est arrivé. Quand vous m'aurez répondu à cette lettre mon cher ami je vous dirai quels sont mes progets. Je les soumettrai à votre volonté. Je ne ferai rien que vous ne l'approuviez, mais je vous demende en grâce de me dire ce que vous comtez faire. Ne m'envoiez pas encor l'édition que je vous demende. Il faut auparavant que nous nous soions conserté ensemble, et que je sache si vous approuverez mes dessins.

Mr de Laborde n'a point eu de lettre de cachet, mais on l'a prié de rester dans ses terres. Il a emmené sa femme et ses enfans. Sa maison est fermée à Paris.

Mme la contesse Dubari a été présantée hyer. On dit qu'elle étoit belle comme un ange.

Je ne lourai pas Mon cher ami le petit appartement de mme Dupuits. J'en aurais tout au plus cent écus, et comme je ne comte pas guarder le mien encor longtemps, si j'en détachais celui là cela pourait m'empêcher de louer le grand. Malgré le goût que vous me croiez pour Paris je n'y resterai jamais que forcément et dès que vous me permettrez d'en sortir je ne perdrai pas de temps.

L'abbé Binet est dans une très mauvaise position. Je doute qu'il résiste longtemps. Cela est moralement impossible. Mr de la Sourdiere va être sur le pinacle.

J'ai reçu votre paquet de mr de Laborde. Je reçois très bien tous vos paquets. Mais Laborde passe sa vie avec une fille d'opéra et ne voit personne. Je l'ai fait prier cent fois de me venir voir sans avoir pu y parvenir. Je ne doute pas qu'il ne fasse de son mieux pour faire jouer son opéra. J'espère bientôs pouvoir vous dire des nouvelles des deux frères. Je vous embrasse bien tendrement.