1769-04-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère nièce, Lefèvre m'a mandé l'avanture assez désagréable qui lui est arrivée au sujet des deux frères.
Celà me paraît très injuste, et aurait pu s'éviter en prenant quelques précautions que je lui ai indiquées. J'en écris aux anges, peut être ne serait il pas mal de s'adresser à Mr le Mal de Richelieu par made d'Egmont, ou par quelque autre personne. Comme je ne vois les choses que de fort loin je ne puis rien proposer qu'au hazard, et je dois m'en raporter à ceux qui sont sur les lieux.

Je ne crois pas que made la Présidente ait un grand goût pour ces petites curiosités là; mais il se pourait très bien qu'elle les protègeât sans les aimer beaucoup. C'est une chose dont j'ai vu des éxemples. Mais comment parvenir à faire parler? à qui s'adresser? Il n'y a guères d'espérance de réussir par cette voie. Le plus court serait à mon avis qu'on fit relire le procez au juge qui s'est d'abord déterminé trop sévêrement. J'ai redemandé aux anges le factum auquel la partie plaignante a ajouté environ quatre vingt lignes; le tout précédé d'un avertissement très raisonnable, qui détruirait les aplications odieuses que sans doute on aura faittes. On prendra ensuite son parti après avoir épuisé tous les moiens de réussir.

Ce qui m'intéresse d'avantage, et ce qui me cause plus de chagrin, c'est vôtre projet de quitter Paris, où je me flattais que vous seriez heureuse. Vous y jouïrez certainement de près de cinquante mille livres de rente. L'affaire de Wirtemberg s'arrange de jour en jour, et prend la forme la plus sûre et la plus inaltérable. Il ne m'en coûtera que deux ou trois quartiers des arrérages de cette année que je sacrifie pour assurer tout le reste. Vous jouïssez à présent de plus de trente mille livres de revenu. Vous êtes sage, vous n'avez point de goûts ruineux. Je ne vois pas, encor une fois, pourquoi Paris vous déplairait. Pour moi je comptais venir achever mes jours auprès de vous dans quelque faux bourg lorsque j'aurais achevé tous les travaux qui m'occupent. Je travaille moins que vous ne pensez; j'ai deux hommes auprès de moi qui me soulagent beaucoup et je soutiens ma faible santé nonseulement par un régime éxact, mais par la retraitte même qui me donnent la facilité de me livrer à des assujetissements que la vie de Paris ne permet pas. Je ménage mes mauvais yeux en me fesant faire la lecture; je ne mange plus de viande; je ne vois plus personne; je suis enseveli, que deviendriez vous dans mon tombeau? Il n'est pas dans la nature que vous puissiez suporter la vie à laquelle je me suis réduit.

Mandez moi donc quel était vôtre projet. Mandez moi si mr le Mal De Richelieu vous paiera, et si vous ne tirerez pas incessamment quelque chose de la succession de Guise. Certainement il y a de l'argent et vous devez en toucher.

L'affaire de La Borde m'inquiète beaucoup. Je vous prie encor une fois de me renvoier mon billet de trois mille Livres à Laleu, puisque vous n'en voulez pas faire usage. Je vous en ferai tenir un autre à la première occasion. Je vous prie surtout de me mander quel est ce projet que vous aviez. Si c'est de vous retirer à Lyon, je doute que ce parti pût convenir à vous et à moi, et assurément une jolie maison dans un fauxbourg de Paris (dès que mes affaires seront arrangées) serait plus agréable et plus honnête de toute façon. Je m'imaginais que vous vivriez à Paris avec vôtre frère, mais je vois que celà n'est guères compatible avec les arrangements qu'il a pris. En un mot, quelque chose qu'il arrive, vôtre bien être me sera toujours cher, et sera mon objet principal. Je ne puis prendre aucun parti cette année; il faut auparavant que je mette toutes mes affaires en règle; que je finisse le chatelard; que les engagements de La Borde soient écclaircis, que le procez de Choudens soit terminé; et que je n'aie plus rien qui m'arrête. Comptez que je ne laisse pas d'être dans quelque embarras. Si je meurs tout est fini, et si je vis je vivrai pour vous.

V.