1769-01-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Mon cher Conseiller, vous voilà entre un oncle et une tante qui vous ont également de l'obligation.
Je savais bien que le Maréchal était un peu sourd; mais vous m'apprenez qu'il a perdu la mémoire. Je me flatte que Madame Denis la lui rafraichira, et qu'il ne fera pas long temps la sourde oreille avec elle.

A l'égard de Mr. de Lésau comme il n'est que Marquis, il ne peut honnêtement usurper les droits d'un Maréchal de France, et son payement est sûr, grâces aux soins du procureur boiteux qui n'est pas manchot.

Les affaires des grands se traitent aussi mal que celles des rois. C'est une chose pitoiable que cette longue discussion de la succession de la Duchesse de Guise. Mrs. Magon et de la Borde font une affaire net de cinq à six millions en une matinée, et trois ou quatre pauvres diables de grands seigneurs ne savent pas s'arranger depuis dix ans pour cinquante à soixante mille livres tournois de rente. Je ne crois pas que les créanciers en doivent souffrir, et je pense que si le procureur boiteux présentait requête pour être payé, il faudrait bien qu'il le fût. C'est la terre de Rechicourt qui doit, sans examiner à qui cette terre appartient, c'est sur elle qu'on pourait saisir, sauf aux prétendans à s'arranger entre eux. Dumoins cela me parait juste; mais la justice chicaneuse pense peutêtre autrement. Si cette voie était courte et facile, je prierais le boiteux de s'en charger; mais un autre boiteux nommé le temps pourait bien rendre la besogne longue. Ce vieillard là n'est pas si prompt que moi, je le connais bien, il y a soixante et quinze ans que je vis avec lui. Au reste Madame Denis a reçu depuis le 1er Mars dernier vingt six mille livres. Je suis un mauvais fermier mais un bon payeur. Je puis vous assurer que la terre de Ferney ne m'a valu que beaucoup de peine dans une année qui était pourtant fort bonne. Cette terre est très belle à cela près qu'elle ne rapporte rien. Maman aurait très bien fait de la vendre, elle aurait eu de l'argent comptant et je me serais retiré à Tourney, Harpagon de Brosses s'étant mis enfin à la raison.

Je n'entends rien à vos édits de finance. L'objet me parait également mince et prématuré. Les Anglais me paraissent meilleurs calculateurs que vous autres. Leur compagnie des Indes a trouvé le secret de se faire un revenu de trois millions de livres sterling indépendamment de son commerce. Vous avez coupé la tête du brutal Lally; mais vous n'avez pas trouvé d'or dedans. Vous n'en trouverez pas d'avantage en Corse. Cette île sera comme Ferney qui coûte beaucoup et rapporte peu. Un officier général mandait de ce pays là qu'il fallait pour soumettre la Corse vingt millions, vingt mille hommes et vingt boureaux.

Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido.

Il me parait pourtant bien nécessaire que Monsieur le Duc de Choiseul à qui je suis véritablement dévoué réussisse dans son entreprise.

Adieu mon très cher et très aimable conseiller, embrassez pour moi toute la famille.

On vous dépèche par la diligence de Lyon le seul siècle qui reste. Dieu sait quand il vous parviendra.

V.