1769-01-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Bernarde Berthier de Sauvigny.

Made,

Il y a dans la Lettre dont vous m'honorez du 27e Xbre un mot qui m'étonne et qui m'afflige.
Vous dites que Mr vôtre frère vous menace, et que vous ne devez plus rien faire pour empêcher ses menaces d'être éffectuées.

Je serais inconsolable si aiant voulu l'engager à se confier à vos bontés j'avois pu laisser échaper dans ma dernière Lettre quelque expression qui pût faire soupçonner qu'il vous menaçât, et qui pût jetter l'amertume dans le cœur d'un frère et d'une sœur.

Je vous ai obéi avec la plus grande éxactitude. Vous m'avez pressé par deux Lettres consécutives de l'attirer chez moi, et de savoir de lui ce qu'il voulait. Je vous ai instruite de toutes ses prétentions, je vous ai dit que dans le païs qu'il habite il ne manquait pas de prétendus amis qui lui conseillaient d'éclater, et de se pourvoir en justice. Je vous ai dit que je craignais qu'il ne prit enfin ce parti. Je vous ai offert mes services. Je n'ai eu, et je n'ai pu avoir en vue que vôtre repos et le sien. Nonseulement je n'ai point cru qu'il vous menaçât, mais il ne m'a pas dit un seul mot qui pût le faire entendre.

Je vous avoue, Made, que j'ai été touché de voir le frère de madame L'intendante de Paris, arriver chez moi à pied, sans domestique, et vétu d'une manière indigne de sa condition.

Je lui ai prêté cinq cent francs, et s'il m'en avait demandé deux mille je les lui aurais donnés.

Je vous ai mandé qu'il a de l'esprit, et qu'il est considéré dans le malheureux païs qu'il habite. Ces deux choses sont très conciliables avec une mauvaise conduite en affaires.

Si le récit qu'il m'a fait de ses fautes et de ses disgrâces est vrai, il est sans contredit un des plus malheureux hommes qui soient au monde.

Mais que voulez vous que je fasse? S'il n'a point d'argent et s'il m'en demande encor dans l'occasion faudra t-il que je refuse le frère de madame l'intendante de Paris? faudra t-il que je lui dise, Vôtre sœur m'a ordonné de ne vous point secourir, après que je lui ai dit pour montrer vôtre générosité, que vous m'aviez permis de lui prêter de l'argent dans l'occasion lorsque vous étiez à Genêve? Ceux que nous avons obligé une fois semblent avoir des droits sur nous, et lorsque nous nous retirons d'eux ils se croient offensés.

Vous savez, made que depuis quatorze ans il a auprès de lui une nièce de l'abbé Nollet. Ils se sont séparés, et il ne faut pas qu'il la laisse sans pain. Toute cette situation est critique et embarrassante. Cette Nollet est venue chez moi fondre en larmes. Ne pourait-on pas, en fixant ce que Mr votre frère peut toucher par an, fixer aussi quelque-chose pour cette fille infortunée?

Je ne suis environné que de malheureux. Ce n'est point à moi de soliciter la noblesse de vôtre cœur, ni de faire des représentations à vôtre prudence. Mr vôtre frère prétend qu'il doit lui revenir quarante deux mille livres de rente, et qu'il n'en a que six. Je crois, en rassemblant tout ce qu'il m'a dit, qu'il se trompe beaucoup. Il vous serait aisé de m'envoier un simple relevé de ce qu'il peut prétendre; celà fixerait ses idées, et fermerait la bouche à ceux qui lui donnent des conseils dangereux.

Il me parait convenable que ses plaintes ne se fassent point entendre dans les païs étrangers.

Aureste, Made, je vous suplie d'observer que je n'ai jamais rien fait dans cette malheureuse affaire, que ce que vous m'avez expressément ordonné et soiez très persuadée que je ne manquerai jamais à votre confiance, que j'en sens tout le prix et que je vous suis entièrement dévoué.

J'ay.