27e May 1776
Mon cher ange, je suis pénétré de la bonté que vous avez eue de m'écrire dans les tristes circonstances où je me trouve.
Je ne serai jamais bien consolé; mais vôtre amitié rend ma douleur plus suportable.
Il m'est impossible de songer actuellement à ces petits changements que vous me proposez. Celà demande une tête libre, et la mienne est bien loin de L'être. Je suis menacé de voir détruire tout ce que j'avais créé, et pour comble en perdant le fruit de toutes mes peines j'ai encor le ridicule d'avoir paru jouïr d'un triomphe passager. Deux beaux colosses, à l'ombre desquels je me croiais en sûreté, tombent, et m'écrasent par leur chute. Tous mes chagrins sont augmentés par l'impossibilité où je suis de vous ouvrir mon cœur de si loin. Je peux seulement vous dire que je ne suis pas tout à fait à plaindre, puisque vous m'aimez toujours.
Mon gros neveu et sa sœur ne voient qu'une très petite partie de mes tribulations, et ils goûtent en paix la consolation d'être dans vôtre souvenir.
J'ai mandé à Mr De Thibouville que je n'avais pas pu trouver dans toute la Suisse un seul de ces chifons qu'il voulait avoir. Il y en avait fort peu et ce peu est tout dissipé. Je ne savais point qu'il eût une sœur. Il faut que je sois bien provincial, ou bien étranger, et malheureusement l'un et l'autre à la fois.
Si vous avez la bonté de m'écrire, mettez moi au fait. Il m'apartient d'écrire aux cœurs affligés. Je me trouve avec eux dans mon élément. Mais, mon cher ange, je crains de vous excéder par ma douloureuse Lettre. J'aprends que Laharpe est encor plus maltraitté que moi par l'éditeur de Piron. J'ai reçu une Lettre bien singulière d'un homme qui signe, Le marquis De Morsans, et qui éclate en menaces contre Laharpe. J'ai tout lieu de soupçonner que cette Lettre est de ce Mr De Juvigny. Le moindre mal qu'on puisse faire quand on reçoit de telles Lettres, est de n'en faire aucun usage. Il semble que les épines que j'ai trouvées toujours dans ma carrière, piquent à présent Laharpe. C'est le sort de quiconque a des talents. Pardon, mon cher ange, de vous entretenir de tant de misères. Une autre fois je vous parlerai d'un joli Théâtre qu'on bâtit dans ma Colonie, et où Lekain ne jouera pas devant le Roi de Prusse. On me fait espérer que Mlle st Val sera de la troupe.
Conservez moi vôtre amitié, mon cher ange, c'est la seul echose que j'attende de Paris.
V.