1768-11-12, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai reçu mon cher maitre, il y a déjà quelques jours, le siècle de Louis XIV augmenté du siècle de Louis XV, et les trois empereurs de mr l'abbé Caille.
Je vous prie de recevoir tous mes remerciemens du premier, et de faire à mr l'abbé Caille tous mes remerciemens du second. Ce jeune abbé me paroit en effet, comme à vous, promettre beaucoup par cet échantillon, qui pourtant a bien l'air de n'en être pas un; car je gagerois bien que ce n'est pas là un coup d'Essai, et qu'il a déjà fait d'excellens vers; Je ne manquerai pas de faire ses complimens à Riballier ou Ribaudier, qui par parenthèse, vient de donner à une brochure sur l'inoculation une approbation, qu'on diroit presque d'un philosophe.

Quid domini facient, audent cum talia fures?

A l'égard du siècle de Louis XIV il me paroit augmenté de plusieurs morceaux bien intéressans; & je ne m'étonne pas de ce que le Roi de Danemark a eu le courage de dire à Fontainebleau, que l'auteur lui avoit appris à penser. On écrase ici ce jeune Prince de fêtes et de plaisirs qui l'ennuyent; il voudroit, à ce qu'on assure, voir les gens de lettres à son aise, et converser avec eux; mais le conseil supérieur a décidé, dit-on, qu'il falloit qu'il ne les vît pas; de toutes les académies, il n'a encore vu que celle de Peinture; on lui est, je crois, bien obligé, de venir faire diversion à l'affaire de Corse, où vous savez nos succès, qui viennent d'être couronnés par de nouveaux. Si Paoli venoit ici, je ne connois de Rois que le Roi de Prusse, qui attirât autant de curiosité.

Notre pauvre d'Amilaville est toujours dans un bien misérable état, souffrant de tous ses membres, sans appétit, ne pouvant se remuer, & digérer sans douleur le peu qu'il mange pour se soutenir. Il me paroit à bout de patience, & je suis pénétré de sa triste situation. Je ne manquerai pas de donner à l'abbé de Condillac l'anecdote que vous m'envoyez sur l'abbé d'Olivet, dont les mânes vous doivent bien de la reconnoissance de l'avoir placé dans votre ouvrage; c'étoit un passable académicien, mais un bien mauvais confrère, qui haïssoit tout le monde, et qui, entre nous, ne vous aimoit pas plus qu'un autre; je sais qu'il envoyoit à Fréron toutes les brochures contre vous qui lui tomboient entre les mains, mais

Seigneur, Laïus est mort, laissons en paix sa cendre.

Adieu, mon cher et illustre confrère. Portez vous bien, et continuez à vous moquer de toutes nos sottises.