1770-12-04, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Il y a dix jours, mon cher maître, que je suis ici, j'y ai reçu trois de vos lettres, dont deux m'ont été renvoyées d'Aix & de Montpellier.
J'y répondrai par ordre et en peu de mots, car il ne faut pas vous ennuyer de mon bavardage.

Je ne doute point que Palissot ne soit à Geneve pour y faire imprimer quelque satyre contre la philosophie, et je lui dirai comme les gens du peuple j'en retiens part, tant ses satyres me paroissent redoutables.

Mr du Paty étoit encore au secret quand j'ai repassé à Lyon; j'appris hier qu'il étoit sorti de Pierre Encise, et exilé à Roanne en Forez. On n'en fera pas autant au réquisitorien, que j'ai trouvé partout, à Lyon et à Montpellier, sans vouloir me rencontrer avec lui; j'aurois pu lui dire dans chaque ville où j'ai séjourné durant mon voyage,

Quoi, Pirrhus, je te rencontre encore!
Trouverai-je partout un maraut que j'abhorre?

On prétend que dans son discours des mercuriales, il a chanté la Palinodie, et fait réparation d'honneur aux gens de lettres, mais personne n'est tenté de l'en remercier, non plus qu'un Barbet qu'on a rossé, et qui vient vous lécher les jambes.

Je ne chercherai point, mon cher ami, à me faire valoir auprès de vous, en vous laissant croire que j'ai écrit le premier au Roi de Danemark; il est très vrai que ce Prince m'a prévenu, sans même que je l'eusse fait solliciter par personne; mais il ne l'est pas moins que durant son séjour à Paris, je lui ai parlé de vous avec les sentimens que vous m'avez depuis si long temps inspirés. Il est encore plus vrai que je ne désespère pas d'obtenir pour cette statue d'autres souscriptions, qui peut être vous flatteront encore davantage, mais ce projet n'est pas mûr encore, et je vous en rendrai compte dans quelques mois, si, comme je l'espère, il vient à bien. En attendant, ne parlez de ceci à personne.

J'ai prié un des amis intimes de l'archevêque de Toulouse, et des miens, de lui écrire au sujet des plaintes que vous en faites. Je vous demande en grâce, mon cher maître, de ne point précipiter votre jugement, et d'attendre sa réponse, dont je vous ferai part. Je gagerois cent contre un qu'on vous en a imposé, ou qu'on vous a du moins fort exagéré ses torts. Je connois trop sa façon de penser pour n'être pas sûr qu'il n'a fait en cette occasion que ce qu'il n'a pu absolument se dispenser de faire, et il y a sûrement bien loin de là à être déclamateur, persécuteur et assassin.

Nous avons, dites vous, pour notre Eglise l'empereur de la Chine, le Roi de Prusse, la Czarine, le Roi de Danemark &c. &c. Hélas! mon cher confrère, je vous répondrai par ces deux vers de votre charmante Epitre au Roi de la Chine:

Les biens sont loin de nous, & les maux sont ici.

Mon compagnon de voyage, qui regarde le temps où il a été chez vous comme un des plus heureux de sa vie, vous embrasse et vous aime de tout son cœur. Ma santé est passable; j'espère que l'exercice et le régime achèverons de la rétablir. Vale et me ama.

Mes respects à madame Denis. Il y a apparence que mr Gaillard sera notre confrère; votre recommandation n'est pas le moindre de ses titres; il auroit pour le moins autant besoin de vos conseils pour former son goût et son style Cependant il est de tous les concurrens le plus éligible.