Je crois, Monsieur, que Don Quichote n'avait pas lu plus de livres de chevalerie que j'en ai lu de médecine.
Je suis né faible et malade, et je ressemble aux gens qui aiant d'anciens procès de famille passent leur vie à feuilleter des jurisconsultes sans pouvoir finir leurs procès. Il y a environ soixante et quatorze ans que je soutiens comme je peux mon procez contre la nature. J'ai gagné un grand incident puisque je suis encor en vie, mais j'ai perdu tous les autres aiant toujours vécu dans les souffrances.
De tous les livres que j'ai lu il n'y en a point qui m'ait plus intéressé que le vôtre. Je vous suis très obligé de m'avoir fait faire connaissance avec le Rahzes. Nous étions de grands ignorants et de misérables barbares quand ces Arabes se décrassaient. Nous nous sommes formés bien tard en tout genre, mais nous avons regagné le temps perdu. Vôtre livre, surtout, Monsieur, en est un bon témoignage. Il m'a beaucoup instruit. Mais j'ai encor quelques petits scrupules sur la patrie de la petite vérole.
J'avais toujours pensé qu'elle était native de l'Arabie déserte, et cousine germaine de la Lèpre qui apartenait de droit au peuple juif, peuple le plus infecté en tout genre qui ait jamais sali nôtre malheureux globe.
Si la petite vérole était native d'Egypte je ne vois pas comment les troupes de Marc Antoine, de César, d'Auguste et de ses successeurs ne l'auraient pas aportée à Rome. Prèsque tous les Romains eurent des domestiques Egyptiens, verna Canopi. Ils n'en eurent jamais d'Arabes. Les Arabes restèrent prèsque toujours dans leur grande presqu'île jusque'au temps de Mahomet. Ce fut dans ce temps que la petite vérole commença à être connue. Voilà mes raisons, mais je me défie d'elles puisque vous pensez différemment.
Vous m'avez convaincu, Monsieur, que l'extirpation serait très préférable à l'inoculation. La difficulté est de pouvoir mettre une sonette au cou du chat. Je ne crois pas les princes de l'Europe encor assez sages pour faire une ligue offensive et deffensive contre ce fléau du genre humain. Mais si vous obtenez des parlements du roiaume qu'ils rendent quelques arrêts contre le petite vérole, je vous prierai aussi sans aucun intérêt de présenter requête contre sa grosse sœur. Vous savez que le parlement de Paris en 1497 condamna tous les vérolés qui se trouveraient dans la banlieue à être pendus. J'avoue que cette jurisprudence était fort sage, mais elle était un peu dure, et d'une éxécution difficile, surtout avec le clergé qui en aurait appellé ad apostolos.
Je ne sais laquelle de ces deux demoiselles a fait le plus de mal au genre humain; mais la grosse sœur me parait cent fois plus absurde que l'autre. C'est un si énorme ridicule dans la nature d'empoisoner les sources de la génération, que je ne sais plus où j'en suis quand je fais l'éloge de cette bonne mère. La nature est très aimable et très respectable sans doute, mais elle a des enfans bien infâmes.
Je conçois bien que si tous les gouvernements de l'Europe s'entendaient ensemble, ils pouraient à toute force diminuer un peu l'Empire des deux sœurs. Nous avons actuellement en Europe plus de douze cent mille hommes qui montent la garde en pleine paix. Si on les emploiait à extirper les deux virus qui désolent le genre humain ils seraient du moins bons à quelque chose. On pourait même leur donner encor à combattre le scorbut, les fièvres pourprées, et tant d'autres faveurs de ce genre que la nature nous a faittes.
Vous avez dans Paris un hôtel Dieu où règne une contagion éternelle, où les malades entassés les uns sur les autres, se donnent réciproquement la peste et la mort. Vous avez des boucheries dans de petites rues sans issue au milieu de la ville, qui répandent en été une odeur cadavéreuse capable d'empoisoner tout un quartier. Les exhalaisons des morts tuent les vivants dans vos églises, et les charniers des innocents, ou de st Innocent sont encor un témoignage de barbarie qui nous met fort au dessous des Hottentots et des nègres.
Cependant personne ne pense à remédier à ces abominables abus. Une partie des citoiens ne pense qu'à l'opéra comique, et la Sorbonne n'est occupée qu'à condamner Belisaire et à damner l'empereur Marc Antonin. Nous serons longtemps fous, et insensibles au bien public. On fait de temps en temps quelques éfforts, et on s'en lasse le lendemain. La constance, le nombre d'hommes nécessaire et l'argent, manquent pour tous les grands établissements. Chacun vit pour soi, Sauve qui peut, est la devise de chaque particulier. Plus les hommes sont inattentifs à leur plus grand intérêt, plus vos idées patriotiques m'ont inspiré d'estime.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que vous méritez, monsieur, votre très humble et très ob. ser.
Voltaire gentilhme orde de la chambre du roi
à Ferney par Geneve le 23 avril 1768