11e avril 1768, à Ferney
Si je recevrai des grands d'Espagne qui ne sont point superstitieux! qui ne sont point familiers de l'inquisition! qui méprisent également Augustin et Moline! Oui sans doute, mon cher philosophe, et j'irais dix lieues au devant d'eux, si je pouvais aller.
Je leur ferai mal les honneurs de ma retraitte; je suis malade, vieux et faible, mais ils seront les maîtres chez moi, et ce seront eux qui me recevront quand je pourai paraitre devant eux.
J'ai oublié entièrement le tort que Mr Delaharpe a eu avec moi: mais il me parait qu'il ne se connait pas en expressions tendres et touchantes. Il vous dit qu'il avait lu à made Denis la lettre qu'il m'écrivit de sa chambre à la mienne, et qu'ils se mirent tous deux à pleurer; il a pris aparamment made Denis pour sa femme; et je ne vois pas comment cette lettre aurait pu tirer des larmes à ma nièce. Voici ses propres paroles:
'Vous m'alléguez que vous ne l'avez donné à personne, je vous crois, mais quelle raison auriez vous de ne me pas croire lors que je vous dis que c'est à Paris qu'on me l'a donné?'
Jugez mon cher philosophe, si ce petit mensonge et ce stile sont attendrissants.
'Ce n'est pas un homme lié avec vous qui a dû être le plus empressé à posséder ce manuscrit'.
Voici comme la lettre finit:
'Si vous fesiez de moi des plaintes qui me fussent injurieuses vous me forceriez d'avoir avec vous une espèce de procez public'.
Vous m'avouerez qu'il est un peu étrange qu'il m'écrive de ce stile dans ma maison dans le temps qu'il était convaincu d'avoir pris dans mon portefeuille un manuscrit que je n'avais jamais donné à personne. Ce qui m'attriste le plus sur le jeune homme, c'est qu'il ne met aucune vérité dans ses procédés. Cependant, loin de me plaindre de lui, je l'ai justifié contre toutes les imputations dont la foule de ses ennemis s'est empressée de le charger. Mon goût pour ses talents, l'espérance que l'usage du monde meurira son caractère, l'attachement qu'il a pour la bonne cause, l'ont emporté sur tout le mal qu'il m'a fait. Il est cause de ma séparation d'avec made Denis; il est cause que les derniers jours de ma vie sont privés de secours; ma consolation est de savoir que made Denis doit être heureuse à Paris. Je lui fais vingt mille livres de pension, je lui en ai assuré trente cinq mille. La petite Corneille est bien mariée. J'ai eu soin de tous mes parents, je n'aurai rien à me reprocher quand je rendrai ma chétive figure aux quatre éléments et le ressort incompréhensible qui l'animait à l'être des êtres universel et incompréhensible.
Sur ce je vous donne ma bénédiction, mon cher ami, et je vous demande la vôtre.