21 mars 1768
Je n'ai point le cœur moins navré que vous, monsieur, de la séparation de madame Denis d'avec m. de Voltaire.
Son départ est réellement un problème bien difficile à résoudre. Les causes qu'en donne votre ami sont trop peu essentielles pour qu'on les croie. On ne s'imaginera jamais qu'un départ aussi précipité et la manière dont il a traité madame Denis, m. et madame Dupuits soient occasionnés par le besoin de l'arrangement de leurs affaires, et pour la raison qu'il vous donne encore dans sa lettre d'aujourd'hui.
Le commencement de la querelle vient de ce qu'elle lui dit, que les Représes de Geneve ne l'aimaient pas plus que les Négatifs, et cela en plaisantant. Sur ces ces seules paroles il la força de partir, et réforma sa maison, en convenant avec elle de dire que leurs affaires demandaient absolument sa présence à Paris.
Par toutes les réflexions que j'ai pu faire et parce qu'il m'a dit, j'ai vu que son parti était pris dès longtemps; qu'il était las d'être l'aubergiste de tous les passants et de la dépense que l'on faisait. Voilà, monsieur, les seules raisons que je connais d'une séparation bien extraordinaire, et qui doit le paraitre à tout le monde.
Il veut vivre seul; il ne veut recevoir personne, pas même ses amis les plus attachés qui lui ont offert de venir le voir.
J'ignore absolument si la personne dont vous me parlez a déployé son caractère dans cette aventure. Je vous avoue en bon Suisse que je ne le crois pas, quoique je la connaisse bien. Elle est utile parce qu'elle joue aux échecs, aussi voilà toute son utilité. Mais jamais elle n'aura d'empire, et je suis intéressé à y veiller.
M. de Voltaire ne m'a pas caché qu'il ne voulait point que madame Denis revint dans ce pays; il voulait vendre la terre pour aller à Tournay; je ne sais encore ce qu'il fera, il n'a aucune résolution fixe. Cela me mettrait au désespoir. Je lui ai dit tout ce qu'on peut dire; je désirerais qu'il finit sa carrière heureusement. Je l'aime, je lui suis attaché comme à un père depuis quatorze ans; et je vous assure qu'il faut que je l'aime bien pour ne m'être pas séparé de lui, lorsqu'au bout de quatorze ans qu'il m'a rendu un petit service qu'il m'avait offert; il me le fait sentir souvent d'une manière humiliante et bien sensible à mon cœur; lorsqu'ayant perdu ma jeunesse et ma santé pour remplir mon devoir et cherché à lui plaire, je me vois sans la moindre fortune et sans le moindre fruit de mes peines. Malgré tout cela je donnerais ma vie pour prolonger la sienne, tant je lui suis tendrement attaché, et j'oublie tous mes chagrins.
Je vous parle avec confiance, je parle à son vrai ami, et je ne parle qu'à cet ami seul, et je le supplie de ne pas faire mention d'un seul mot de tout ceci à qui que ce soit, pas même à madame Denis, et je suis bien sûr de votre discrétion sans quoi je serais perdu et regardé comme un traitre à mon maître. Il est d'un défiance étonnante; le moindre mot lui fait ombrage, il en tire des conséquences qui n'y ont nul rapport.
J'ai réussi à le détourner d'aller en Suisse où il voulait aller s'établir.
Quoique m. de Laharpe lui ait fait une indiscrétion qui aurait pu retomber sur moi, et qu'il soit d'une arrogance insupportable, cependant son sort fait pitié, et il sera perdu; et pour que m. de Voltaire l'oublie, il ne faut absolument pas lui en parler davantage; c'est une remarque que j'ai faite depuis longtemps.
Il se porte très bien, il est fort gai, et quelquefois de mauvaise humeur. Il travaille, il s'amuse; et j'espère que la belle saison lui fera perdre l'envie de quitter la maison qu'il a bâtie, et qu'il finira tranquillement ses jours dans son agréable retraite.
Je suis pénétré de tout ce que vous voulez bien me dire d'obligeant; je sens tout le prix de votre amitié.
Si l'on débite des sottises dans vos quartiers, il n'y a sorte de bêtises que l'on ne dise pas ici.
Adieu, monsieur, conservez votre bienveillance à une personne qui la mérite par ses sentiments pour vous.
J'ai pris la liberté de vous adresser il y a quelques jours un paquet de papiers sans adresse pour madame Denis pour des affaires particulières. Je la plains bien, car je l'aime sincèrement; c'est le meilleur cœur du monde.