1768-04-01, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

La datte de ma lettre, mon cher maître, me fait souvenir de vous faire remarquer que le saint jour d'aujourd'hui a été le sujet d'un grand poisson d'avril pour le genre humain, qui mérite au reste qu'on lui donne de ces poissons là, puisqu'il veut bien s'en accommoder.

Venons à quelque chose de plus intéressant pour vous et pour moi. Vous me tranquilisez beaucoup, mon cher et ancien ami, en m'assurant que vous ne pensez point à affronter à votre âge les glaces du nord, sans compter que les souverains et même les souveraines sont très bons à avoir pour maitresses & jamais pour femmes. J'avoue que j'avois peine à croire que vous prissiez ce parti, auquel rien ne vous oblige ni même ne vous engage; mais à présent mon amitié est pleinement rassurée sur cet article.

Vous avez donc 74 ans au lieu de 73 que je vous croyois; j'en suis vraiment bien fâché; mais pardonnez moi de vous avoir ôté quelques mois; je voudrois bien prendre sur mon compte ceux que vous avez de plus que moi, àcondition pourtant que vous ne seriez pas, comme je le suis à 50 ans, usé par le travail, & presque incapable d'application.

Si la vente de Ferney est nécessaire à l'arrangement de vos affaires, je n'ai rien à vous dire; cependant ce ne sera pas sans regret que je vous verrai perdre cet azyle, où la persécution et le fanatisme n'auroient pas été vous chercher. Je n'ai là dessus à vous dire que le refrain d'un mauvais livre de dévotion que vous ne connoissez peut être pas: Pensez-y bien.

J'ai vu la Harpe, je l'ai iterùm prêché sur ses torts, il en convient. Je lui ai parlé de la lettre qu'il vous a écrite, il prétend ne l'avoir envoyée qu'après l'avoir montrée à made Denis, qui, dit-il, a pleuré en l'entendant lire. Au reste il me paroit bien sentir tout le prix de votre amitié, & combien il seroit malheureux pour lui de la perdre; il est très affligé de n'avoir point encore reçu de lettre de vous; écrivez lui un mot, & faites lui grâce toute entière. Il m'a assuré n'avoir point de copies de l'ode dont vous me parlez, il m'a seulement avoué qu'il connoit quelques strophes par cœur, mais il a ajouté, & je le crois aisément, qu'il se garderoit bien ni de les donner à personne, ni même de les écrire; vous pouvez être tranquille à ce sujet; ce qui vient d'arriver est une grande leçon de prudence pour lui.

Adieu, mon cher & illustre ami; la géométrie de Clairaut se trouve ici très aisément; si vous le voulez, donnez moi vos ordres, & frère d'Amilaville vous la fera parvenir. Iterim vale.