1766-01-11, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

On dit, mon cher & illustre maitre, que vous avez fait les plus beaux vers du monde sur la mort de mr le dauphin; mais on ajoute que vous les avez envoyés à madame de Florian, avec défense expresse d'en donner de copie à personne.
Cette défense ne devroit pas être pour vos amis, d'autant que ces vers n'ont rien, à ce qu'on assure, sur quoi les plus mal intentionnés puissent vous chercher querelle. Je crains que vos vers ne fassent tort à toutes les oraisons funèbres qu'on nous prépare, et qu'on ne les retienne plus que la magnifique prose de nos Evêques. Je suis un peu fâché contre vous, je suis toujours le dernier à savoir ce que vous faites, personne cependant n'en fait plus de cas que moi, et personne ne vous garderoit mieux le secret dans le cas où vous l'exigeriez. Je ne désespère pas au reste que frère d'Amilaville ne me procure au moins la lecture de vos vers; j'en ai d'autant plus grand besoin que si je ne lisois pas les vers que vous faites, je n'en lirois point du tout, au moins de ceux qu'on fait aujourd'hui, et qui me paroissent si vuides et si maigres en comparaison des vôtres. Jean Jaques a été ici quelques jours; il est parti pour l'Angleterre, où sûrement il ne restera pas; il n'y fera pas assez de bruit; il parle déjà de s'en aller à Port-Mahon; il craint, dit-il, que le climat d'Angleterre ne soit trop rude pour lui. De Port-Mahon vous le verrez aller en Corse, souvenez vous de la prédiction que je vous fais. Je ne l'ai point vu pendant son séjour ici, je ne veux être avec lui ni bien ni mal; il m'a seulement fait faire des complimens, aux quels j'ai riposté par les miens.

L'abbé d'Olivet me charge de vous dire mille choses; et de vous assurer des vœux qu'il fait pour vous. Comme je les crois bien sincères, vous voulez bien que je les partage. Adieu, mon cher confrère, mes respects à made Denis.