1768-04-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je reçois mon cher ange votre lettre du 26 mars.
Vous n'avez donc pas reçu mes dernières, vous n'avez donc pas touché les quarante écus que je vous ay envoiez par monsieur le duc de Pralin, ou bien vous n'avez pas été content de cette somme? Il est pourtant très vrai que nous n'avons pas davantage à dépenser l'un portant l'autre. Voylà à quoy se réduit tout le fracas de Paris et de Londres. Serait il possible que ma dernière lettre adressée à Lyon ne vous fût pas parvenue? Je vous y rendais compte de mes arrangements avec madame Denis, et ce compte était conforme à ce que j'écris à M. de Thibouville. Ma lettre est pour vous et pour luy. Mandez moy je vous en conjure si vous avez reçu cette lettre qui doit être timbrée de Lyon. Cela est de la plus grande importance, car si elle ne vous a pas été rendue c'est une preuve que mon correspondant est au moins très négligent. Je vous disais que j'étais dans les bonnes grâces de mr Jannel et je vous le prouve puisque c'est lui qui vous envoye ma lettre, et la princesse de Babilone.

Vous me demandez pourquoy j'ay chez moy un jésuite? Je voudrais en avoir deux, et si on me fâche je me ferai communier par eux deux fois par jour. Je ne veux point être martir à mon âge. J'ay beau travailler sans relâche au siècle de Louis 14, j'ay beau voiager avec une princesse de Babilone, m'amuser à faire des tragédies et des comédies, être agriculteur et masson, on s'obstine à m'imputer touttes les nouvautez dangereuses qui paraissent. Il y a un baron d'Holbach à Paris qui fait venir touttes les brochures imprimées à Amsterdam chez Marc Michel Rei. Ce libraire, qui est celui de Jean Jaques, les met probablement sous mon nom. Il est phisiquement impossible que j'aye pu suffire à composer touttes ces rapsodies. N'importe, on me les attribue pour les vendre.

J'ay lu la relation dont vous me parlez. Elle n'est point du tout sage, et modérée comme on vous l'a dit. Elle me parait très outrageante pour les juges. Jugés donc mon cher ange quel doit être mon état. Calomnié continuellement, pouvant être condamné sans être entendu, je passe mes derniers jours dans une crainte trop fondée. Cinquante ans de travaux ne m'ont fait que cinquante ennemis de plus, et je suis toujours prest à aller chercher ailleurs, non pas le repos, mais la sécurité. Si la nature ne m'avait pas donné deux antidotes excellents, l'amour du travail et la guaité, il y a longtemps que je serais mort de désespoir.

Dieu soit béni, puisque madame Dargental se porte mieux. Je me recommande à ses bontés.

Mes compliments je vous prie à madame Gillet.

V.